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Dépenses. Premier volet de La Traversée des inquiétudes

La commissaire d’exposition et critique d’art Léa Bismuth a choisi de faire du livre de Georges Bataille, La Part maudite, le fil rouge, le cœur vibrant de l’exposition Dépenses qui vient d’ouvrir à Labanque de Béthune, centre de production et diffusion en arts visuels logé dans l’ancienne Banque de France de cette sous-préfecture du Pas-de-Calais, curieux « palais » labyrinthique caché derrière une façade anonyme et austère.

La Part maudite n’est pas forcément la porte d’entrée la plus aisée pour pénétrer dans l’œuvre multiforme de Georges Bataille (1897-1962). À propos de cet ouvrage paru en 1949, le biographe de Bataille, Michel Surya parle, à juste titre, « de l’extrême intérêt et de l’extrême impatience que Bataille a toute sa vie attaché aux principes d’une réflexion critique touchant à la sociologie et à l’économie, y touchant de façon si essentielle et si centrale qu’on peut sans risque de se tromper qualifier cette réflexion de politique » (Georges Bataille, La mort à l’œuvre, p. 379, Librairie Séguier, 1987).

L’utilisation du bâtiment de Labanque est d’ailleurs hautement symbolique, même ironique, pour abriter une telle exposition illustrant le thème de la dépense ! En effet, Dépenses fait référence au texte La Notion de dépense (1933), placé en avant-propos de La Part maudite, traité d’ « économie politique », ou plutôt d’ « économie générale » au sens où l’entend Bataille, c’est-à-dire une économie de la dépense improductive, du don, du potlatch, voire du sacrifice. De quoi effrayer le banquier !
Exposition collective, Dépenses est le premier volet d’une trilogie « librement inspirée » de Georges Bataille et intitulée La Traversée des inquiétudes qui s’installera jusqu’en 2018 à Labanque. Onze artistes contemporains ont créé des œuvres pour l’occasion, une sorte d’expérience ou d’écriture collective, qui se mêlent à des œuvres contemporaines plus anciennes (Michel Journiac, Pierre Klossowski, Ana Mendieta, Julião Sarmento…) formant un puzzle baroque sur le thème de la dépense, de l’œuvre et la personnalité de Bataille.

Du grand plateau du rez-de-chaussée aux appartements des étages en passant par le sous-sol de la salle des archives et de la salle des coffres, l’exposition se déploie en quatre chapitres (Énergie, Excès, Don, Rituel) comme un voyage sensoriel et dérangeant, à l’image de l’œuvre de Bataille, dans ce lieu atypique et pourtant très propice à cette « dimension de bouleversement » dont parle la commissaire Léa Bismuth. Une phrase de Bataille en particulier a été placée en exergue de l’exposition : « Le soleil donne sans jamais recevoir. » Dans cet apparent fatras, un parcours très fortifiant en fait, chacun sera happé par les propositions artistiques qui éveillent ses émotions ou dialoguent avec ses références culturelles.

Nous ont particulièrement remués l’installation Kaput Mortuum de crânes, fétiches et sculptures accumulés proposée par Kendel Geers, les arbres brûlés de la montagne Sainte Victoire de Lionel Sabatté qui renaissent en fleurs de peaux mortes et d’ongles humains (Printemps 2016), l’Apollon démembré de Laurent Pernot, gisant et phœnix à la fois, et, du même, sa pièce du premier étage tendue d’un papier peint coloré de sang humain (comme un don du sang !). Ou encore le papier de soie brûlé (Brève braise) et le parfum original, À la recherche d’une intimité, de Manon Bellet, le bureau du trésorier-payeur Georges Bataille, un jeu sur l’homonymie entre Yannick Haenel et Édouard Levé, les empreintes photographiques batailliennes du Journal de l’œil d’Anne-Lise Broyer…Dans les sous-sols de Labanque, la salle des archives plongée dans la pénombre, Antoine d’Agata nous aspire dans les bas-fonds de la condition humaine par le biais d’une installation vidéo multi-écrans, White Noise , à travers les continents, les voix et les corps. Une expérience des limites du monde moderne, un malaise comme savent le provoquer certains textes extrêmes de Bataille. On trouve d’ailleurs, toujours au sous-sol mais dans l’incroyable salle des coffres, le potlatch sonore Des voix pour Bataille où l’on entend dans des casques des textes lus par des artistes de l’exposition, le personnel de Labanque ou des comédiens de Béthune. Un bouquet final pour replonger dans l’œuvre de l’écrivain en attendant les suites de Dépenses !

Jean-Michel Masqué

Archives expo en France

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 8 octobre 2016 au 26 février 2017
Labanque
44, place Georges-Clémenceau, Béthune (Pas-de-Calais)
Du mardi au dimanche de 10h à 18h (sauf 25 décembre et 1er janvier)
Tarif plein : 6 €
Tél. 03 21 63 04 70
www.lab-labanque.fr

 

Visuels : Lionel Sabatté, Printemps 2016, olivier, peaux mortes, ongles, dimensions variables. Production Labanque / Artois Comm. (Refleurissant des arbres brûlés par le soleil trop puissant de la montagne Sainte Victoire, Lionel Sabatté honore le printemps et sa folie créative. Mais le printemps n’est ici possible que grâce à un renversement : les fleurs naissent de peaux mortes et d’ongles humains — ces déchets que la société humaine ne recycle pas — venant redonner vie à ces arbres.)
Laurent Pernot, La dimension cachée, 2016, Sang, peintures sur toile, 5 x (50x70cm), Production Labanque / Artois Comm. Courtesy Galerie Odile Ouizeman, Paris. (L’installation complète de Laurent Pernot se compose de cris de chiens de gardes qui s’évanouissent dès que le visiteur s’en approche. L’installation sonore est complétée d’un papier peint fleuri au sang (visuel ci-contre). L’artiste se joue de nos peurs, de nos attractions et répulsions face à des œuvres à la beauté violente).