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L’Ornement est un crime

L’ornement fait débat depuis l’Antiquité. Platon déjà le dénonce comme inutile, imitateur et trompeur et s’en prend même à l’objet d’art qui n’aurait pas plus de valeur qu’une ombre ou un reflet. On frise déjà la criminalité ! Cette conflictuelle question de l’ornement touchera tous les sujets de la société, de l’art à la politique en passant par le religieux. Volontiers provocatrice dans son titre, l’exposition organisée par la Cité du design et le MAMC+ (Musée d’art moderne et contemporain) de Saint-Etienne Métropole réactive le débat en retraçant soixante années durant lesquelles l’ornement fut frappé d’interdit dans la production artistique, de 1910 à 1970.

Au début du XIXe siècle, dans les intérieurs bourgeois, la mode oscille entre le style Napoléon III, à la décoration tape-à-l’œil, aux tapisseries, copies et imitations des styles passés, à la surcharge décorative et le style Art Nouveau tout aussi riche en ornement, en courbes et arabesques inspirés de la nature. Coup de tonnerre en 1908. L’architecte et designer Adolf Loos (1870-1933) publie « Ornement et crime », violent pamphlet contre « le fléau ornementaliste de l’art ». Pour les tenants de la modernité, l’ornement est considéré comme inutile, masquant la fonction de l’objet, bourgeois. Certains poussent la critique jusqu’à le traiter de « féminin » (le viril est sans ornement !). À l’heure où Picasso expérimente le cubisme, le design se lance dans les formes simples, la valorisation du support au détriment du décor, à la recherche de gain de légèreté, à la tentation du blanc.

Le point de départ de la révolution moderne est porté par Michaël Thonet et sa célèbre Chaise 14 (dite chaise bistrot) composée de six pièces, dix vis et deux écrous. L’ancêtre du mobilier en kit. Le Corbusier, en tête du mouvement « réductiviste » en France, utilise les meubles de la firme Thonet dans ses villas puristes, à l’instar de Marcel Brauer ou de Mies van der Rohe. Il poursuit en enlevant les pieds des chaises et des tables. « La nécessité est seule maitresse de l’art » affirme Otto Wagner, qui suivi par Josef Hoffmann exalte à Vienne le dépouillement…allié au luxe toutefois, pour répondre aux attentes de leur riche clientèle. Un fonctionnalisme élégant que l’on retrouve dans le Sitzmaschine d’Hoffmann, fauteuil à dossier inclinable en hêtre teinté acajou.

Mais bientôt la couleur réapparait et ouvre une fracture. Si Pour Le Corbusier, il faut s’insurger contre « la rumeur bruyante des couleurs », pour Charles et Ray Eames (Bureau EDU, 1950) ou Charlotte Perriand, la couleur ne décore pas, elle construit l’espace, telle cette bibliothèque double-face (1953) de Perriand avec ses panneaux de couleurs primaires et de noir à la Mondrian. Les urgences de la reconstruction au lendemain de la Seconde Guerre mondiale va accélérer la fabrication de produits standardisés dénués d’ornements, économie oblige. Sous l’influence de l’Amérique, on assiste dans les années 50 à l’explosion des objets ménagers utiles, sobres -mais beaux- du fer à repasser au réfrigérateur. Un moderniste et un hygiénisme, de la cuisine au salon, immortalisé par le film Mon oncle de Jacques Tati. En Allemagne, l’école d’Ulm héritière du Bauhaus et la firme Braun collaborent pour produire en grandes séries des objets fonctionnels aux formes sobres : grille-pain, platine, robot culinaire, ou encore ce radio tourne-disque (1959) conçu par Dieter Rams, designer qui inspirera le design du vaisseau spatial de 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Dans le même temps, l’innovation plastique investit tous les secteurs du design, jusqu’aux célèbres boites de conservation de Earl Silas Tupper (vers 1950-60) qui s’empilent dans les placards des ménagères.

Toutefois, l’idéologie fonctionnaliste commence à marquer le pas. Trop de dépouillement et de rigidité finissent par lasser. Des formes plus libres, plus chaleureuses, voire même poétiques font leur réapparition, comme celles d’inspiration naturaliste venue notamment des pays scandinaves : « chaise fourmi » du designer danois Arne Jacobsen ou « table galet » de Charlotte Perriand, inspirée de ses promenades sur la plage. Accompagnant la culture pop, les rondeurs, les couleurs, les tissus, les mousses reviennent en force (Fauteuil Ribbon chair, recouvert de jersey de polyamide à rayures bleues et rouges, de Pierre Paulin, 1966). Les années Soixante marquent le grand retour de l’ornement, symbole de la croissance nouvelle.

Une passionnante tranche d’histoire du design du XXe siècle, racontée de manière sobre et claire au travers de quelque 180 pièces de la collection du MAMC+ qui en compte 2000 ; l’une des 4 grandes collections en France, avec celle du CNAP, du Centre Pompidou et du MAD – musée des Arts Décoratifs. Une exposition conçue par Agnès Lepicard qui fait écho à l’histoire de Saint-Étienne, haut-lieu de la révolution industrielle et de ses « manufactures ». Et qui prend tout son sens à la Cité du design qui accueille la Biennale internationale de Design. Prochaine édition, en avril 2019 avec la Chine invitée d’honneur.

Catherine Rigollet

 À voir aussi à Saint-Étienne :
Design et merveilleux : de la nature de l’ornement
Jusqu’au 21 avril 2019 - MAMC+

Archives expo en France

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 30 juin 2018 au 6 janvier 2019
Cité du design
Tous les jours, sauf mardi
10h-12h30 et 13h30-18h
Tarif plein : 5€
www.citedudesign.com

 

MAMC+ (musée d’art moderne et contemporain)
Tous les jours, 10h-18h
Fermé le mardi, sauf pendant les vacances
www.mamc-st-etienne.fr

 

Visuels : Michaël Thonet, Chaise n :14 (1859-1860). Hêtre massif courbé et assise cannée en rotin. Photo C.Cauvet.
Charlotte Perriand, bibliothèque double-face (1953), sapin massif et tôle d’aluminium. Photo : C. Cauvet © Adagp, Paris 2018.
Charles et Ray Eames, Fauteuil plastic (1950-53). Polyester et fibre de verre, fils d’acier laqué noir. Photo : L’Agora des Arts.
Pierre Palin, Fauteuil Ribbon chair (1966). Armature en tube d’acier, piètement en bois laqué, garniture en mousse latex, revêtement jersey de polyamide. Photo C.Cauvet/ Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole.