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Picasso-Eluard : une amitié sublime autour de la poésie

PICASSO POÈTE

Max Jacob, Guillaume Apollinaire, André Breton, Pierre Reverdy… On connaît la place importante des poètes dans la vie de Picasso (1881-1973), parfois leur influence réciproque. On sait la proximité esthétique, et très souvent affectueuse, d’Éluard (1895-1952) avec nombre de peintres parmi les plus importants du premier XXe siècle : Ernst, Dali, Tanguy, Chirico, Magritte, Miró… Ces deux artistes à la sensibilité exacerbée, qui s’étaient croisés en 1918 et peut-être même avant, qui se connaissaient par les uns et les autres, qui s’appréciaient de loin même si Éluard acheta ses premiers Picasso dès 1921, allaient nouer une amitié « sublime », comme la qualifie le poète dans la dédicace d’un recueil à son ami, qui durera de 1935 au décès d’Éluard fin 1952. C’est cette histoire que nous raconte l’exposition du musée Picasso de Barcelone qui se double d’une évocation captivante et chamarrée d’un des pans les moins connus de l’insatiable créativité picassienne, la poésie. Le musée nous offre donc deux expositions, enchâssées dans la collection permanente qui court sur les murs des vieux palais du Barcelone médiéval où se love le musée, le seul ouvert du vivant de Picasso, signifiant la relation charnelle que le peintre entretenait avec la ville de sa jeunesse.

L’exposition « Picasso, Éluard » incarne une autre période charnière de la vie de Picasso, dans son processus créatif comme dans sa vie personnelle, les deux étant chez lui toujours étroitement mêlées. De Guernica à Massacre en Corée, des années Dora Maar (que Paul présenta à Pablo) aux années Dominique (troisième épouse d’Éluard), les cinq salles entremêlent en suivant l’ordre chronologique des fragments d’art et des tranches de vie privée. Car ces années de tumulte, de guerre et d’engagement politique sont aussi des années d’amour, d’amitié et d’intense créativité. Dessins, toiles, manuscrits, dédicaces, livres d’artistes, revues nous le suggèrent autant que les cartes postales et lettres qu’échangent les deux amis, les photos de Dora, modèle de Picasso et grande photographe aussi, ou encore l’émouvant film en couleur de Man Ray de la joyeuse bande Éluard-Picasso en villégiature à Mougins. Nusch Éluard est à la fois la muse de son mari et le modèle de Picasso, Dora Maar et Man Ray. Le visiteur ressent ce tourbillon entre joie de vivre, plaisir de créer et douleur devant la Guerre d’Espagne puis l’occupation allemande, les vies de Picasso et d’Éluard, faisant front commun en art et en politique, traversées par les événements tragiques de cette époque. Et, le 22 novembre 1952 au Père Lachaise, Pablo, penché et les épaules lourdes, salue une dernière fois son ami Paul, « une des seules photos où Picasso semble pleurer » estime Emmanuel Guigon, directeur du musée Picasso. « Pour collaborer, peintres st poètes se veulent libres. La dépendance abaisse, empêche de comprendre, d’aimer. Il n’y a pas de modèle pour qui cherche ce qu’il n’a pas vu. À la fin, rien n’est aussi beau qu’une ressemblance involontaire. » Cette citation d’Éluard (« Donner à voir », 1939) pourrait constituer un exergue à la relation entre les deux hommes.

LES ARTS NE FONT QU’UN

Sur la porte de son atelier du Bateau-Lavoir, qu’il occupa de 1904 à 1912, Picasso avait écrit à la craie « Au rendez-vous des poètes » ! Pour dire que l’artiste s’est senti très tôt à son aise dans la compagnie des écrivains, un cénacle où se croisaient alors Max Jacob, Guillaume Apollinaire et André Salmon, poètes modernes mais aussi amis et ardents défenseurs du peintre alors inconnu. « Seuls renouvellent le monde ceux qui sont fondés en poésie », écrivait Apollinaire, idéaliste comme tout grand artiste. Cette exposition « Picasso poète » exhume les documents idoines qui montrent la passion précoce du peintre pour les mots et la typographie. L’écriture comme moyen d’expression à part entière pour celui qui faisait art de tout. Dès son enfance et sa jeunesse, Picasso invente des petits journaux écrits et dessinés qu’il envoie à sa famille. Il fonde même une revue littéraire et artistique, « Arte Joven », avec un ami en 1901 à Madrid. Mais c’est surtout à partir de 1935, alors qu’il traverse une crise personnelle, qu’il se voue pleinement à l’écriture, ce qu’André Breton célèbre aussitôt dans son article « Picasso poète » des Cahiers d’art (n° 7-10, 1935). Écriture sans ponctuation, en espagnol ou en français, écriture souvent visuelle, poèmes parfois repris dans des gravures, des lithographies. Inventif et foisonnant, Picasso possède un vrai style entre baroque et surréalisme. Il est également question de ses trois pièces de théâtre, « Le Désir attrapé par la queue » (1941), « Les quatre petites filles » (1947-1948) et « L’enterrement du comte d’Orgaz » (1957-1958). « Je suis un poète qui a mal tourné », confiait-il à un ami, ou encore : « Après tout, les arts ne font qu’un. On peut écrire une peinture en mots, comme on peut peindre des sensations dans un poème. » On pense au sonnet des « Voyelles » de Rimbaud… Forcément, images et mots sont étroitement liées jusqu’à parfois s’engendrer les uns les autres, dessins annotés suscitant des tableaux ou textes naissant de tableaux. Tout ce « sous-continent » picassien émerge ici au grand jour, sobrement et clairement scénographié, deux des six salles de cette exposition étant situées dans la collection permanente qu’on ne manquera pas d’apprécier. On ressort ébloui du « palais » Picasso par ce jaillissement de pépites d’art, pour certaines d’entre elles serties dans une amitié lumineuse et féconde.

Jean-Michel Masqué

 On saluera le magnifique travail d’édition réalisée par l’équipe du musée et les différents contributeurs réunis par Emmanuel Guigon dans la confection des deux catalogues d’exposition, superbement illustrés et conçus, spécialement l’« Abécédaire » de « Picasso poète ».
« Pablo Picasso, Paul Éluard. Une amitié sublime », 232 pages, 39 € (éditions en catalan, espagnol et français).
« Abécédaire. Picasso poète », 338 pages, 37,50 € (éditions en catalan, espagnol, anglais et français).

Archives expo en Europe

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

 « Pablo Picasso, Paul Éluard. Une amitié sublime »
Du 8 novembre 2019 au 15 mars 2020
 « Picasso poète »
Du 8 novembre 2019 au 1er mars 2020
Musée Picasso, Montcada, 15, Barcelone
Du mardi au dimanche de 9h à 19h (nocturne le jeudi jusqu’à 21h30)
24 et 31 décembre, de 9h à 14h, 5 janvier de 9h à 17h
Plein tarif : 12 € (expositions temporaires et collection permanente)
Entrée gratuite tous les premiers dimanches du mois et le jeudi de 18h à 21h30
www.museupicasso.bcn.cat


 Ces expositions, sous d’autres formats, vont voyager en 2021 jusqu’au musée d’art et d’histoire Paul-Éluard de Saint-Denis et au musée national Picasso de Paris, principaux prêteurs des œuvres de cette double-exposition.


Visuels : Pablo Picasso, Sur le dos de l’immense tranche de melon ardent, 14 décembre 1935. Plume, encre de Chine et crayons de couleur sur papier à dessin vergé. 22,5 x 17,2 cm. Musée national Picasso, Paris.
Pablo Picasso, Paul Eluard, 1936. Musée d’art et d’histoire – Saint Denis. Cliché Irène Andréani. ©
Pablo Picasso, Portrait de Nusch, 1937. Huile sur toile, 55 x 46 cm. Staatlichen Mussen zu Berlin, Nationalgalerie, Museum Berggruen.
© Succession Picasso, VEGAP, Madrid 2019.