La déformation est une constance chez Soutine, qu’il s’agisse des visages qu’il défigure jusqu’à la caricature, des paysages avec ses villages tordus jusqu’à la folie. Ce peintre singulier semble aussi s’enfermer dans une violence dramatique, imposant ses bœufs écorchés sanglants, ses volailles flasques à la chair décomposée. « Qu’en pensez ? », s’interroge Marie-Paule Vial, directrice du musée de l’Orangerie qui conserve la plus importante collection en Europe du peintre russe Chaïm Soutine (1893-1943). Taiseux, l’artiste n’a pas commenté ses œuvres, on sait qu’il eut une enfance misérable, que sa famille s’opposa à ce qu’il suive des cours de dessin, qu’il vécut l’exil et l’errance, qu’il avait une santé fragile et qu’il mourut dans la souffrance. Une vie tragique peut-elle expliquer à elle seule une œuvre aussi poignante, se complaisant dans l’éloge d’une laideur troublante, comme chez Bacon et Lucian Freud ? Quelle que soit sa source, la force d’expression, la flamboyance des couleurs, l’équilibre entre mesure et démence sont là, l’originalité et la puissance de l’œuvre aussi que surent reconnaître, dès 1922, le marchand d’art Paul Guillaume, le docteur Barnes, l’excentrique décoratrice Madeleine Castaing, et le galeriste Bing qui offre à Soutine sa première exposition personnelle en 1927. La fortune de Soutine arrivé pauvre en 1913 à Paris est désormais assurée.
Organisée autour des vingt-deux toiles réunies par Paul Guillaume, l’exposition monographique réunit près de 70 tableaux grâce aux prêts de grandes collections publiques et privées. Près de quarante ans après la rétrospective consacrée à Soutine en ce même lieu (Orangerie des Tuileries, 1973), l’exposition embrasse l’ensemble de la carrière du peintre dans la France de l’entre-deux-guerres, dans un parcours thématique qui met en avant sa pratique obsessionnelle de la série.
Après une introduction consacrée aux portraits de l’artiste, de ses amis de Montparnasse et mécènes, elle s’organise en trois sections reprenant les grands genres traités par la peinture tourmentée de l’artiste : le paysage, la nature morte et la figure humaine. Soutine a peint des paysages toute sa vie, à Céret et à Cagnes dans le Midi, de 1919 à 1924, ou en Bourgogne vers 1930-1940, structurant ses compositions avec de grands arbres et vrillant les maisons jusqu’à donner le tournis. La nature morte émerge comme un thème dominant dans l’œuvre de Soutine immédiatement après les paysages de Céret. De simples glaïeuls (étonnamment peu tordus pour une fois) dont l’exposition présente 5 versions sur les 15 existantes, sont le prétexte à une explosion de rouge. Cette couleur omniprésente se retrouve dans la série des Boeufs écorchés, 1924- 1925, les robes des femmes, l’Escalier rouge à Cagnes, le gilet du Garçon d’étage, le calot et la robe de l’Enfant de chœur. Ses portraits expriment malgré leur air mélancolique et leur aspect caricatural une certaine acuité psychologique et une forme d’empathie de Soutine pour ses modèles, notamment pour les gens de métier comme la série des Pâtissiers (1922- 1923) qui apportera à Soutine la célébrité et l’aisance financière. L’exposition se clôt avec La Femme entrant dans l’eau, 1931, dernier hommage à Rembrandt après les Bœufs écorchés et rare portrait d’une femme bien en chair, rompant avec les représentations de corps secs, d’épaules pointues et de visages déformés.
Catherine Rigollet
Visuel page expo : Chaïm Soutine, Le garçon d’étage, 1927. Huile sur toile, 87 x 66 cm. Paris, Musée de l’Orangerie. © Adagp, Paris 2012 © RMN (musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski.