Le paradoxe de Vallotton
« Le feu sous la glace » – qualificatif extrait d’un texte de 1955 que Claude Roger-Marx consacra à Félix Vallotton (1865 - 1925) suffit-il à résumer cet artiste, qui fut aussi romancier et homme de théâtre, né en Suisse - naturalisé français mais qui ne souhaita pas renoncer à sa nationalité -, dont l’œuvre nous apparaît tout à la fois paradoxale, inclassable et d’une apparente simplicité ? Réponse(s) en 110 peintures et 60 gravures dans cette exposition que lui consacre le Grand Palais. Un événement sachant que la dernière rétrospective parisienne remonte à 1979 au Petit Palais. Le choix d’une approche en 10 séquences a aussi été préféré à une banale progression chronologique pour montrer, comme le souligne Isabelle Cahn l’une des commissaires, que « Vallotton a exploré différents thèmes avec un équilibre incroyable dans un théâtre du silence, avec ces gens qui se regardent mais ne se parlent pas. ».
Venu à Paris en 1882, formé à l’Académie Julian, sa maîtrise redoutable de la xylographie (gravure sur bois) le révèle comme maître absolu de cet art graphique ; il gravera entre 1891 et 1901 plus de 120 planches d’un œuvre qui en comprend 200. Peu à peu, les blancs s’effacent, pour sublimer les noirs qui dévoreront progressivement la planche. Jusqu’à atteindre ce noir derrière lequel se cache les passions secrètes, « cette violence tragique d’une tache noire » comme le note Thadée Natanson, directeur de la publication culturelle et artistique La Revue blanche, premier mari de la future Misia Sert dont Vallotton brosse l’intimiste portrait à sa coiffeuse. Si ses sujets gravés s’apparentent à ceux des Nabis pour ses intérieurs, ou le placement de la foule dans les grands magasins, le portrait au vitriol de la société exprime son engagement aux idées anarchistes si fortes au tournant du siècle. Le pouvoir ne peut qu’être violence et répression, charges policières pour disperser les manifestations, jusqu’à l’extrémité de L’Exécution. La suite théâtralisée des 10 gravures Intimités exprime d’une façon cruelle le délitement de la vie conjugale et le trio : la femme, le mari, l’amant, l’argent corrupteur, le dialogue impossible entre les vieux époux murés dans le silence de L’irréparable. Le tout dans l’atmosphère pesante et close des appartements.
Ayant épousé en 1899 Gabrielle Rodrigues-Henriques, veuve, mère de trois enfants, de la famille des marchands de tableaux Bernheim, il la représente dans un intérieur sobre, mur neutre, privilégiant à son habitude l’emprise du dessin sur la couleur, avec le regard froid du photographe comme dans cette Femme fouillant dans un placard au cadrage audacieux, comme le sont ses paysages, telle cette Grève blanche, vue de très haut, perspective aplatie. Face à ce monde bourgeois qu’il a toujours dénoncé et auquel il appartient maintenant, son pinceau-scalpel impitoyable continue à fouiller la réalité quotidienne de ses contemporains, ironisant sur l’adultère bourgeois comme sur le crime passionnel. Il donnera ses ultimes coups de canif en incisant les six planches C’est la Guerre ! (1915-1916), vision sans concession de la vie sur et à l’arrière du front.
Lisse et froid d’apparence, l’art de Vallotton nous oblige à aller au-delà de ce qu’il exprime. C’est là toute la singularité de ce Janus, bourgeois dans sa vie mais anarchiste dans ses idées, « de cet homme qui a posé son regard déçu et avec tellement de drôlerie sur ses contemporains que l’on ne peut qu’être touché » selon Isabelle Cahn.
Gilles Kraemer
Visuel page expo : Félix Vallotton, La Grève blanche, Vasouy 1913
huile sur toile, 73 x 54 cm. Suisse, collection particulière
© collection particulière / photo Markus Mühlheim, Polith SA, Suisse.
Visuel vignette : Félix Vallotton, La Loge de Théâtre, le monsieur et la dame, 1909, huile sur toile, 46 x 38 cm, Suisse, collection particulière © collection particulière.