Au printemps 2012, Urs Fischer s’enflammait au palazzo Grassi, en mettant le feu, sous le regard impassible de leur propriétaire François Pinault, à deux statues grandeur nature en paraffine qu’il avait imaginées. Cette année 2013, Rudolf Stingel est à l’honneur dans ce palais vénitien. Le lien entre ces deux expositions ? Ces statues-bougies, depuis longtemps consumées, figuraient pour l’une Urs Fischer aux tatouages très tendance, les coudes massivement posées sur une table, l’autre Rudolf Stingel affalé dans un fauteuil. Comme neige au soleil, ces performances ont fondu. Et Rudolf Stingel, auquel François Pinault a laissé carte blanche cette année, a décidé d’un grand ménage : vider l’atrium et les deux étages de ce bâtiment de toutes les œuvres de la collection de son propriétaire puis poser une moquette de 5 000 mètres carrés sur les murs, sols, grand escalier, coursives..., et disposer sur les murs trente-quatre de ses toiles.
Pour la première fois, la totalité de l’espace du palazzo est mis à la disposition d’un seul artiste. C’est à une découverte bluffante de ce palais que nous convie Rudolf Stingel, peintre italien né en 1956 à Merano, ville du nord-est de l’Italie. Il s’agit d’une surprenante relecture et d’une redécouverte de l’architecture vénitienne du XVIIIe siècle de ce beau bâtiment. Ce palais vide devient lui-même une œuvre d’art totale. C’est une étrange sensation qui saisit dès l’immense atrium : la prégnance du silence, le bien-être dans cet espace ouaté. Tout repère est perdu. À la place du chien en ballons magenta de Jeff Koons nous accueillant, c’est l’immense autoportrait de Stingel, accroché dans une semi pénombre. Pose apprêtée, mélancolique, regard baissé et de biais, comme fuyant tous les honneurs, voici comment il se présente d’une façon très réaliste. Songe-t-il à la mue qu’il a fait subir au palazzo en le moquettant d’un immense tapis oriental à fond rouge dont il a fait agrandir à l’extrême les motifs jusqu’au point flou de la pixelisation ou de l’usure de la trame ? Et soudain, tout s’éclaire. On songe au passé de la Sérénissime, lorsque Venise, port de l’Occident ouvert sur l’Orient, régnait alors sur l’Adriatique et la Méditerranée, ses marchands ramenant dans leurs bateaux d’identiques tapis orientaux vus sur quelques toiles des vénitiens Lorenzo Lotto ou Paris Bordone. Puis surgit l’image du cabinet de Sigmund Freud et de son iconique divan recouvert d’un tapis aux motifs similaires. Belle relecture émotionnelle de ces instants économique, artistique ou intellectuel qui ont imprégné Rudolf Stingel. Les enfilades des portes, les perspectives intérieures, les échappées vers les eaux du Canale grande n’ont jamais paru aussi belles et le plaisir croît dans cette désorientation poétique des sens et du parcours habituel dans ce palazzo.
Nous serons plus dubitatifs sur les tableaux réalistes du second étage, « ses portraits de sculptures » de saints, saintes ou anges, perdus dans les salles.
Dans une continuité de l’hommage que lui rendit l’année précédente Urs Fischer, Rudolf Stingel offre à son ami Franz West une place d’honneur : la grande salle du piano nobile ouvrant ses baies sur le Canale grande et la Ca’Rezzonico. Ce n’est pas l’artiste vieillissant (décédé en juillet 2012) et qui reçu en 2011 le Lion d’or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre mais West dans sa jeunesse qu’il a peint. Comme un symbole de l’amitié perdurant entre les murs du palazzo Grassi.
Gilles Kraemer
Rudolf Stingel, Untitled, 2012. Installation view at Palazzo Grassi. Oil and enamel on canvas. 270 x 218.4 cm. Collection of the artist. Photo : Stefan Altenburger. Courtesy of the artist.