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Sade. Attaquer le soleil

Après une salle obscure où défilent des images de films d’inspiration sadienne, c’est le profil d’un Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814) de vingt ans, le nez bien planté mais la mine humble, l’attitude presque soumise, qui accueille le visiteur de l’exposition du musée d’Orsay, « Sade. Attaquer le soleil ».
Quel contraste entre ce portrait présumé par van Loo et cet autre imaginé par Man Ray, d’un Sade bâti des pierres de la Bastille, une des nombreuses prisons où il fut enfermé au cours de ses vingt-sept ans d’incarcération et que l’on aperçoit en proie aux flammes à l’arrière-plan ! Entre le portrait de van Loo (1760-1762) et celui de Man Ray (1936), l’ouragan de la vie et de l’œuvre du marquis est passé, charriant des vagues souterraines. Ceux que cette œuvre unique, fascinante et terrible a traversés -plus ou moins consciemmen- ont déjà produit certains des plus remarquables avatars littéraires ou plastiques. Apollinaire a inauguré la longue série de ses commentateurs, et par là même entrouvert les portes de l’enfer d’où le « maudit » est sorti peu à peu…jusqu’à entrer dans la lumière de la vénérable collection de la Pléiade à la fin du XXe siècle.

On saluera le génie des titres d’Annie Le Brun, écrivain et commissaire général de l’exposition, qui, après son mémorable Soudain un bloc d’abîme, Sade, titre de son livre introductif aux œuvres complètes de Sade chez Pauvert en 1986, récidive avec Sade. Attaquer le soleil, même si l’expression est extraite des Cent vingt journées de Sodome où s’échauffe le libertin Curval : « Combien de fois, sacredieu, n’ai-je désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde ? ».
En fine analyste de l’œuvre du marquis, Annie Le Brun y a pioché les mots les plus percutants pour cerner cette tentative littéraire sans précédent de faire vaciller le monde sur ses bases, de mettre l’Homme en danger, de le déstabiliser par une aveuglante épreuve de vérité. Ce qui justifie cette exposition : « Représenter l’irreprésentable, montrer l’inmontrable. Le projet sadien est un absolu qui bouleverse à jamais la question des limites du sens et interroge nécessairement l’histoire de la représentation », écrit Guy Cogeval, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie, dans son introduction au somptueux catalogue qui complète l’exposition. On se souvient aussi d’Annie Le Brun mettant en scène en 1989 les Petits et grands théâtres du marquis de Sade, exposition au Paris Art Center et catalogue qui marquèrent déjà les esprits.

Le parti pris de cette exposition d’Orsay évite le parcours convenu, biographique ou chronologique, et pose Sade en « inventeur » d’un certain XIXe siècle (très étendu) qui passe par Goya, Delacroix, Ingres, Moreau, Rodin, Degas, Cézanne jusqu’à Picasso, Duchamp ou Bacon. L’invention de l’art moderne en quelque sorte. Avec le sens de la formule qui est le sien, Annie Le Brun indique les correspondances entre l’œuvre de Sade et les œuvres exposées : « À dire ce qu’on ne veut pas voir, Sade va inciter à montrer ce qu’on ne peut pas dire. » Guy Cogeval dit juste : « Sade est sans doute l’annonciateur le plus crucial et le plus inavoué de nouvelles images du corps désormais soumises sans faux-semblant à une cruelle et violente loi du désir. »

On ne manquera pas d’être attiré par les dessins d’Alfred Kubin, ceux de Jean-Jacques Lequeu, dont la troublante religieuse au sein dévoilé date de 1794, l’année même où Sade, condamné à mort et sauvé par Thermidor, échappe de justesse à la guillotine. Ou encore les dessins plus méconnus de Ingres. On ne sera pas étonné de retrouver Odilon Redon, Man Ray ou André Masson, les deux derniers ayant illustré l’œuvre de Sade. Cependant, selon Annie Le Brun, « le tableau-symbole de cette exposition » pourrait bien être Scène de guerre au Moyen Âge (1863-1865) de Degas qui est, en fait, une scène de chasse aux femmes ! « C’est à avoir été ce conducteur tourmenté de la pensée de Sade que le XIXe siècle doit une part de ses sombres splendeurs, dans lesquelles certains ont trouvé la dangereuse liberté d’aller à la rencontre de leurs propres fantômes », écrit-elle par ailleurs. Ou encore pour préciser la raison d’être de cet assemblage d’œuvres en apparence hétéroclite : « Loin d’être réductible à un jeu de thématiques, ce qui s’est joué alors est de l’ordre des phénomènes naturels, avec les conséquences imprévisibles de réactions en chaîne. Explosion, implosion, infiltration, percolation, fusion, fission... »
La pertinence du dialogue des citations de Sade avec les œuvres exposées fait aussi le sel de cette éruption formelle, entre excès, étrangeté, sauvagerie, baignée d’une atmosphère tamisée où le visiteur tour à tour admire, rêve, pense et se cabre. Une explosion dans le boudoir !

Outre l’exposition d’Orsay, le bicentenaire de la mort de Sade a généré d’autres initiatives commémoratives. Tout curieux du marquis et de son œuvre ne manquera pas d’aller découvrir le trésor de l’autre exposition Sade du moment à l’Institut des lettres et manuscrits : le rouleau autographe de Les Cent vingt journées de Sodome à l’histoire tellement rocambolesque. Sous une longue vitrine au centre de la salle dédiée au marquis, est déployée une partie de ce rouleau de 12 mètres de long sur 11 centimètres de large recouvert recto-verso du texte recopié par Sade lui-même, en 1785 dans sa cellule de la Bastille, de ce roman terrible et fondateur et que l’auteur crut perdu à jamais après la chute de la prison le 14 juillet 1789... À la suite d’une épopée trop romanesque pour être narrée ici, ce rouleau, aussi fameux dans l’histoire littéraire que celui de Sur la route de Kerouac, a été acquis pour la somme de 7 millions d’euros par le président et fondateur de l’Institut et de la société Aristophil, Gérard Lhéritier, qui l’a fait revenir en France après que ce sulfureux trésor eut longuement séjourné en Suisse. Ce dévoilement au grand public est historique.

Sur l’exposition de l’Institut en elle-même, pourtant joliment scénographiée le long d’un parcours qui fait franchir sept portes de gaze, nous serons plus circonspects. De Calvin à Boris Vian (dont on se demande bien ce qu’ils font là !), cette exposition est plutôt un prétexte à présenter certaines des plus belles pièces autographes et éditions bibliophiliques de la collection de l’Institut, dont la pièce maîtresse du rouleau. Et le « Marquis de l’ombre, prince des Lumières » dans tout ça ? La thématique du libertinage permet toutes les privautés... Si Sade fait indéniablement partie de l’histoire de la littérature érotique, la littérature érotique, et encore moins la pensée libertine, le romantisme, le symbolisme, le surréalisme, l’existentialisme, voire la chanson française « libérée » (Vian, Gainsbourg) ne sont pas des « satellites » de Sade et de sa pensée, ni forcément leurs précurseurs ou héritiers. Tout ce qui est libre et tout ce qui est sexuel depuis cinq siècles n’est pas sadien !

Jean-Michel Masqué

Visuels : Man Ray, Portrait imaginaire de Sade. ©The Art Institute og Chicago, Man Ray Trust / ADAGP.
Jean-Jacques Lequeu, Et nous aussi nous serons mères, vers 1794, BnF.

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 14 octobre 2014 au 25 janvier 2015
Musée d’Orsay
Tous les jours, sauf le lundi, de 9h30 à 18h (21h45 le jeudi)
Plein tarif : 11 €
Tél. 01 40 49 48 14
www.musee-orsay.fr

 

Sade au cinéma
Du 14 au 30 novembre les vendredis, samedis et dimanches
Cycle de 14 films dont « L’Âge d’or » (Buñuel), « Salò ou les 120 journées de Sodome » (Pasolini), « Le Voyeur » (Michael Powell), « L’Empire des Sens » (Oshima)...www.musee-orsay.fr/fr/evenements/cinema/presentation-generale/article/sade-au-cinema

 

Table ronde
Éditer Sade : de l’enfer à la Pléiade
Jeudi 11 décembre, 19h, avec Antoine Gallimard, Michel Delon, Annie Le Brun et Frédéric Martin.

 

Lecture
« Vous m’avez fait former des fantômes... ». Dimanche 14 décembre, 16h.

 

Le catalogue est à la hauteur de cette belle exposition, un dialogue riche et passionnant entre les analyses toujours subtiles d’Annie Le Brun qui introduisent chaque chapitre en quelques pages, les reproductions soignées des œuvres et les citations de Sade ou d’autres écrivains et artistes dans une magnifique typographie. Indispensable dans toute bibliothèque sadienne qui se respecte !
Coédition Musée d’Orsay-Gallimard, 25x31 cm, 350 illustrations, 336 pages, 45 €.

 

Autre exposition sur Sade
« Sade, marquis de l’ombre, prince des Lumières. L’éventail des libertinages du XVIe au XXe siècle ». Du 26 septembre 2014 au 18 janvier 2015. Institut des lettres et manuscrits. Hôtel de La Salle. 2, rue Gaston-Gallimard/21, rue de l’Université. Du mardi au dimanche, de 10h à 19h (jusqu’à 21h30 le jeudi). Tarif : 5 €.
www.museedeslettres.fr