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Silences

Il fallait oser ! Pour son exposition estivale, le musée Rath de Genève (un des cinq sites des musées d’art et d’histoire de la ville) fait preuve d’audace et d’originalité en exposant des Silences…

La notion de silence est plurielle, paradoxale, chargée de sens. Elle peut vite s’avérer un sujet inépuisable surtout lorsqu’elle cherche à montrer ses différentes expressions dans l’art du XVe siècle à nos jours. Un des grands essais sur l’art de Malraux ne s’intitulait-il pas Les Voix du silence ? La commissaire de l’exposition et conservatrice en chef des Beaux-Arts, Lada Umstätter, a réussi cette gageure de proposer une suggestive exposition-expérience en dix thématiques comme autant d’expressions du silence dans l’art plastique, d’expériences de silence à vivre. Ce parcours sous lumière tamisée comprend 130 œuvres (peintures, gravures, dessins, sculptures, vidéos et installations) dont un tiers environ proviennent des collections du musée et le reste d’institutions publiques ou de collections privées européennes, d’où des œuvres très rarement vues et qui font toujours le bonheur de leurs propriétaires…

Un Rieur, Les Chanteurs, un Combat naval ou une Chasse au sanglier nous invitent à passer du bruit au silence ou plutôt vers la « vie silencieuse » des natures mortes (« still life » se traduisant de l’anglais aussi bien par « vie silencieuse » que par « nature morte ») et des scènes d’intérieur. Ici, le peintre genevois Jean-Étienne Liotard (1702-1789) et Corot sont particulièrement mis en avant. Dans la section « Non-dit », Félix Vallotton, bien représenté dans les collections publiques et privées suisses, impose son esprit d’ironie féroce avec sa suite de gravures Les Intimités et son inquiétante toile représentant un couple nu qui semble vouloir en découdre, tout simplement intitulée La Haine !

Du « silence sacré » aux « vanités », on varie du recueillement à l’effroi. On s’arrête devant Armure en cristal de Patrick Neu (né en 1963), dont on a découvert le travail à l’abbaye de Maubuisson en 2018 (https://www.lagoradesarts.fr/Patrick-Neu-Echos.html). Cette œuvre contemporaine chimérique posée au milieu de la pièce nous replonge dans un silence interrogateur. Un autre artiste contemporain, Mat Collishaw (1966), s’est inspiré des natures mortes hollandaises du XVIIe siècle pour sa série Last Meal on Death Row, le dernier repas de condamnés à mort, vanités d’une cruelle banalité… La Mélancolie de Dürer est le prétexte à la présentation de plusieurs portraits et autoportraits dont celui du Slovène Zoran Music (1909-2005), silhouette spectrale comme surgie de son passage dans le monde concentrationnaire. On remarque aussi deux belles lithographies d’Eugène Carrière (1849-1906).

La section « Poésie du silence » fait la part belle aux natures mortes de Morandi (1890-1964) et à trois tableaux du Danois Hammershoi sortis de leurs cimaises privées et dont l’exposition monographique est d’actualité jusqu’au 22 juillet au musée Jacquemart-André à Paris (www.lagoradesarts.fr/-Hammershoi-le-maitre-de-la-peinture-danoise). Suivons les Silences au sous-sol du musée avec trois dernières sections : « Paysages silencieux », « Espaces du silence » et « Partitions du silence ». Sont convoqués tour à tour la contemplation de paysages et l’imagination à travers les espaces mentaux de Huber (1955) ou Edmonson (1955). Pour finir par cette émanation du silence qu’est la musique mais qui, là encore, laisse muet face aux dessins dépouillés de décors d’opéra d’Appia (1862-1928) ou à l’armoire percée de deux ouïes de contrebasse et « traversée » de référence de Marclay (1955). Le silence l’emporte car ne constitue-t-il pas, au-delà de toute spéculation philosophique, ce moment privilégié de dévoilement d’une œuvre, une relation silencieuse qui peu à peu se charge des émotions, des impressions, des interprétations et des références qui traversent le spectateur et la lui font finalement apprécier ou pas ?

Jean-Michel Masqué

 Un guide de visite très utile (et gratuit !) reprend les principaux textes du catalogue en mettant en valeur et en perspective certaines œuvres dans chacune des thématiques. Le catalogue est un magnifique objet d’un blanc immaculé qui répertorie les œuvres exposées enchâssées dans une suite poétique « Muta Eloquentia. 19 leçons de silence » et comprend deux essais terminaux, « Peindre le silence » et « Le silence des choses - une brève histoire de la stilleven » (MAH Genève-Editions Favre, 207 pages, CHF 29.).

 On pourra profiter d’une visite au musée Rath pour faire quelques pas jusqu’au musée d’art et d’histoire qui, outre ses importantes collections permanentes, propose un ré-accrochage thématique de certaines pièces de ses collections à travers une exposition temporaire autour des Métamorphoses d’Ovide (jusqu’au 16 février 2020, rue Charles-Galland 2).

Archives expo en Europe

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 14 juin au 27 octobre 2019
Musée Rath
Place de Neuve à Genève
Tous les jours, sauf lundi, de 11h à 18h
Plein tarif : CHF 15 (gratuit jusqu’à 18 ans et le premier dimanche du mois)
www.mah-geneve.ch

 

Visuels : Jean-Étienne Liotard (1702 - 1789), Nature morte. Fruits sur une serviette, un petit pain, un couteau, 1782. Pastel sur toile, 330 x 380 mm © Cabinet d’arts graphiques du MAH, Genève.
Felix Vallotton (1865 - 1925), La Haine. Huile sur toile, 206 x 146 cm.
© Musée d’art et d’histoire de Genève.
Alexandre Perrier (1862 - 1936), Le Lac Léman et le Grammont, 1901. Huile sur toile, 71 x 93 cm. © Musée d’art et d’histoire de Genève.
Photos : Bettina Jacot-Descombes.