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Victor Brauner. La réalité invisible

Protéiforme, onirique, mystérieuse, radicale jusqu’à la violence, l’œuvre de Victor Brauner (1903-1966) oscille sans cesse entre sombres visions prophétiques ou politiques, songes crépusculaires et érotisme lyrique. Elle bouscule, interroge.

Que comprendre dans cette encre de Chine de 1930 dans laquelle une hyène déchiquète un corps de femme ; dans tous ces dessins montrant une sexualité brutale multipliant les corsets sodomiques à poignets ; dans ces tableaux de chimères aux yeux exorbités et aux bras tentaculaires, dans ce portrait de Monsieur K, personnage proche de l’Ubu de Jarry, grotesque dictateur ventripotent couvert de poupées en Celluloïd jusqu’au sexe. Ou encore dans cette objet hybride d’une table et d’un renard naturalisé (appelé toutefois Loup-table), évoquant l’inquiétante alliance d’Éros et Thanatos ?
La rétrospective au Musée d’art moderne de Paris réunit une centaine d’œuvres dans un parcours chronologique qui permet de redécouvrir et de mieux comprendre l’univers braunerien, complexe par la richesse de ses sources et l’intrication constante de sa biographie avec ses œuvres.

Originaire d’une petite ville des Carpates (Roumanie), Victor Brauner étudie la peinture à l’École des Beaux-arts de Bucarest, d’où il est renvoyé, ses œuvres étant jugées scandaleuses. À partir de 1924 jusqu’à la fin des années 20, il participe activement aux mouvements d’avant-garde de la capitale roumaine (expressionnisme, constructivisme, dadaïsme), en collaborant à de nombreuses revues. Parallèlement à ces activités, il pratique une peinture figurative, mettant en scène des figures d’animaux fantastiques. À la suite de plusieurs voyages à Paris au cours desquels il découvre l’œuvre de Giorgio De Chirico et participe à des expositions du groupe des surréalistes, il s’y installe définitivement en 1938. Si le monde du rêve, trouble et bizarre l’emporte souvent sur la réalité, les œuvres de Brauner reflètent aussi les événements politiques et historiques qu’il traverse, comme la montée du parti fasciste roumain auquel il s’oppose, les dangers qu’il encourt dans la France occupée par les nazis, lui le juif et l’étranger, sans compter les tourments de sa propre vie. Ainsi ces yeux partout omniprésents dans ses portraits, évoquent l’énucléation accidentelle de l’œil gauche dont il fut victime en 1938 après s’être interposé lors d’une bagarre entre les artistes Esteban Francés et Õscar Dominguez. Incroyable accident que l’artiste avait peint, sept ans plus tôt, dans son Autoportrait à l’œil énucléé (1931). Devenant ainsi le peintre « voyant » dans cet acte prémonitoire illustrant la théorie du « hasard objectif » cher à André Breton. Peut-être a-t-il été inspiré par une sculpture de Giacometti, son voisin d’atelier à Montrouge, intitulée Pointe à l’œil et représentant une lame effilée frappant un homme à l’œil gauche.

Quoiqu’il en soit, l’œil du peintre va devenir sa signature. Après-guerre, on retrouve ces yeux devenus surdimensionnés dans Le Conglomeros (contraction de conglomérat et de Éros), un personnage triple constitué d’un corps de femme encadré de deux corps d’hommes, tous unis en une seule tête aux yeux globuleux. Une chimère monocéphale lourde de fantasmes qu’il va décliner en sculptures et en tableaux, l’intégrant même dans une composition inspirée d’une œuvre du Douanier Rousseau dont il occupe l’ancien atelier à la Libération (La Rencontre du 2 bis, rue Perrel, La charmeuse Congloméros, 1946). Surréaliste, Brauner en fut toute sa vie, tout en disant ne pas en être…S’il intègre le mouvement surréaliste à Paris en 1933, s’il a trouvé dans l’onirisme des surréalistes un répertoire iconographique propre à exprimer tous ses sentiments et ses pressentiments, il lancera toutefois : « qu’on ne dise pas que je suis un peintre surréaliste : ça n’existe pas ! Il y a seulement une certaine peinture qui correspondait aux recherches des surréalistes ». Mais il restera dans le groupe jusqu’en 1948, date de son exclusion pour s’être rapproché de Matta, lui-même exclu par un oukase de Breton…Et finira par le réintégrer en 1959. L’histoire turbulente du surréalisme est jalonnée de telles ruptures, plus ou moins violentes et de rabibochages. Entre-temps, Brauner s’est lancé dans de nouvelles séries d’œuvres marquées par l’ésotérisme et influencées par les arts primitifs. Il s’agit de tableaux, tous enchâssés dans un cadre peint -faisant partie intégrante de l’œuvre- formant un surprenant et ludique bestiaire très coloré, au symbolisme universel. Son ultime série « Mythologies » est un concentré de symboles inspirés par la psychanalyse, tel Autonoma,1965, un homme tétant le sein d’une femme (amante-mère), lové dans le corps d’une femme-voiture. Peintre-poète, Victor Brauner ne cesse de nous ouvrir les portes de la réalité invisible.

Catherine Rigollet

 A voir aussi au MaMParis : Sarah Moon. PasséPrésent
Reconnue comme une grande photographe de mode, active en France et à l’étranger depuis la fin des années soixante, ses réalisations débordent pourtant ce seul domaine, et l’exposition souhaite faire découvrir la singularité de son travail, tant photographique que cinématographique, oscillant entre reflets et transparence, mirages et obscurité. Jusqu’au 4 juillet 2021.

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 18 septembre au 10 janvier 2021
PROLONGATION JUSQU’AU 25 AVRIL
Musée d’art moderne Ville de Paris
11, avenue du Président Wilson 75116
Tarif plein : 13€
Du mardi au dimanche, de 10h à 18h
Nocturne le jeudi jusqu’à 22h
Tél. 01 53 67 40 00
www.mam.paris.fr


Profitez de votre visite pour admirer les bas-reliefs d’Alfred Janniot (1889-1969) sur le parvis bas du Musée d’Art Moderne et du Palais de Tokyo. Commandée dans le cadre de l’Exposition Internationale de 1937 pour le décor sculpté du Palais de Tokyo édifié à cette occasion, l’œuvre qui figure une allégorie à la Gloire des Arts vient d’être restaurée. On doit aussi à Janniot la façade du Palais de la Porte Dorée.


Visuels : Victor Brauner, Sur le motif, 1937. Huile sur bois (0.14 m x 0.18 m). Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Adagp, Paris, 2020.
Victor Brauner, Cérémonie, 1947. Huile sur drap de coton rentoilé, 190 x 238 cm. Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel. Vue de l’exposition V. Brauner avec Congloméros, 1945, plâtre. Achat e 1982, Musée d’Art moderne de Paris, photo L’Agora des Arts. Victor Brauner , Autonoma, 1965, photo L’Agora des Arts.