Brancusi. Inventeur de la sculpture moderne

Le déménagement intégral de l’Atelier Brancusi dans le cadre des travaux de rénovation du Centre Pompidou (2025-2030) est l’occasion unique de mettre en regard son contenu avec de nombreux autres chefs-d’œuvre du sculpteur provenant des plus importantes collections internationales. Alignant près de 200 sculptures en plâtre, en pierre ou en bronze, mais aussi les photos-mémoires de son travail, des dessins, des films, de nombreux documents d’archives et une reconstitution partielle de son atelier, c’est la plus grande rétrospective française jamais consacrée à cet immense artiste considéré comme l’inventeur de la sculpture moderne, et dont les lignes épurées ont contribué à jeter les bases du minimalisme.

Né en 1876 en Roumanie, Constantin Brancusi a vécu et travaillé à Paris, de 1904 à sa mort en 1957, où la plus grande partie de son œuvre y fut créée. Dans son testament, il a légué à l’État français la totalité de son atelier. Celui-ci fut reconstruit à l’identique en 1997 sur la piazza face au Centre Pompidou pour accueillir sa collection (137 sculptures, 87 socles (de véritables sculptures), 41 dessins, deux peintures et plus de 1600 plaques photographiques de verre et tirages originaux).

Monumentale et voluptueuse, c’est le mot qui vient immédiatement à l’esprit face à l’œuvre de Brancusi. Un univers de pureté de la ligne et de blanc dominant. « Quand pour la première fois je vis le sculpteur Brancusi dans son atelier (…) j’étais sidéré par la blancheur et la clarté de la pièce », témoigne Man Ray en 1963. D’ailleurs tout est blanc chez Brancusi, la plupart de ses sculptures, ses cheveux et sa barbe, sa blouse d’ouvrier, les bancs de pierre…
Et c’est dans une vaste salle immaculée où trônent trois immenses coqs en plâtre affranchis de tout naturalisme, que le visiteur pénètre dans l’exposition. À partir des inspirations antiques et de l’étude de la forme, elle se déploie autour de grands thèmes et des principales séries développées par l’artiste, en montrant comment, à partir de 1907-1908, Brancusi a opéré une révolution du geste, rompant après son bref passage chez Rodin avec la tradition du modelage, pour privilégier la taille directe, le poli qui met en valeur la beauté des matériaux, et très vite, une extrême simplification des formes.

Chez Brancusi, cette simplification des formes et la suppression des détails (yeux, bouche…) sont paradoxalement source d’équivoque, tout particulièrement dans les corps féminins et masculins. Son ambivalente Princesse X fait ainsi scandale en 1920, les critiques y voyant un phallus dressé. Un même trouble s’exprime devant son Torse de jeune homme. Ambiguïté, provocation ou langage inconscient ? Brancusi s’étonne quant à lui des scandales qu’il peut susciter et défend sa liberté de création. On ne voit quant à nous qu’art et sensualité, comme dans tout l’œuvre sculpté de Brancusi.

Depuis ses débuts, le genre du portrait occupe une place centrale dans l’art de Brancusi. Sa Muse endormie est l’une des figures les plus célèbres de l’artiste. Comme pour les corps, ce n’est pas la question de la ressemblance le but visé, mais la représentation. Simple muse, amie ou compagne, comme Margit Pogany, Nancy Cunard ou la baronne Frachon, la figure humaine tend vers l’œuf. Une même forme ovoïde et lisse qu’il adopte pour ses Sculptures pour aveugles et ses différentes versions du Nouveau-Né, juste reconnaissable à une fente symbolisant sa bouche démesurément ouverte.
Dans les années 1939 et 1940, Brancusi consacre plusieurs séries à la thématique de l’animal avec deux séries : les animaux aquatiques (poissons, phoques et tortues) et les volatils. Parmi eux, l’oiseau qui symbolise l’envol et dont il fit plus de trente variantes jusqu’à créer une forme simplifiée à l’extrême et étirée verticalement jusqu’à la limite de la rupture. Des formes mises en mouvement par le seul jeu des reflets quand elles sont en bronze poli. La scénographie de la dizaine de sculptures « oiseaux » alignées devant les grandes fenêtres du musée, comme prêtes à s’envoler dans le Paris qui se découpe en arrière-plan est particulièrement réussie.

Ce travail sériel de Brancusi met en lumière celui réalisé sur chaque socle qui acquiert une dimension d’œuvre en soi, à chaque fois unique et souvent monumentale. Monumentale aussi cette Colonne sans fin à la structure modulaire en bois, évoquant les piliers funéraires du sud de la Roumanie. Le Baiser, pierre angulaire de l’art de Brancusi avec ces deux amants accroupis et tellement enlacés qu’ils ne forme qu’un, referme l’exposition. Un motif que le sculpteur a décliné durant 40 ans, parfois compressé en cube, comme le Baiser de 1916 commandé par le collectionneur américain John Quinn. Ou sous forme de colonne, comme le projet pour le maharaja d’Indore. Un autre imposant Baiser (1909) a défrayé la chronique, celui implanté au cimetière du Montparnasse à Paris sur la tombe de Tatiana Rachewskaia, jeune fille suicidée par amour en 1910. Souhaitant empêcher ses descendants de détacher la statue et de la vendre, l’État a inscrit l’intégralité de la tombe au titre des monuments historiques en 2010.

Jamais le sculpteur roumain Constantin Brancusi n’avait fait l’objet d’une exposition aussi ample et magnifiquement scénographiée en rondeur et en lumière. Un événement qui fera date.

Catherine Rigollet

Archives expo à Paris

Infos pratiques

Du 27 mars au 1er juillet 2024
Centre Pompidou
Galerie 1, niveau 6
Tous les jours, 11h-21h, sauf le mardi
Nocturne les jeudis jusqu’à 23h
Tarifs expo (+ collections) : 17€/14€
www.centrepompidou.fr


Visuels :

 Atelier de Brancusi, reconstitution partielle, Photo : L’Agora des Arts, exposition Centre Pompidou, 2024.

 Brancusi, Princesse X, 1915 – 1916. Bronze poli, pierre (calcaire). Legs Constantin Brancusi, 1957. Centre Pompidou - Musée national d’art moderne, Paris. Photo : L’Agora des Arts, exposition Centre Pompidou, 2024.

 Brancusi, Torse de jeune homme, 1919. Plâtre patiné, Centre Pompidou, Legs Constantin Brancusi, 1957. Photo : L’Agora des Arts.

 Brancusi, Danaïde, 1913, bronze patiné noir et doré à la feuille. 27,5 x 18 x 20,3 cm. Paris, Centre Pompidou.

 Salle des Portraits. Photo : L’Agora des Arts.

 Brancusi, à gauche, Tête de femme, avant 1922. Plâtre, marbre sur socle en marbre et chêne. A droite La Baronne, vers 1920. Plâtre sur socle en pierre calcaire. Centre Pompidou, Legs Constantin Brancusi, 1957. Photo : L’Agora des Arts.

 Brancusi, La Muse endormie, 1910 © Succession Brancusi - All rights reserved (Adagp). Photo : Centre Pompidou, Mnam-Cci/Adam Rzepka/Dist. Rmn-Gp.

 Brancusi, à gauche, Phoque II, 1943 ; Marbre bleu turquin sur socle en pierre. A droite Phoque, 1943-1946. Plâtre, sur Table à double tambour en plâtre. Photo : L’Agora des Arts.

 Brancusi, salle des Oiseaux/L’Envol. Photo : L’Agora des Arts.

 Brancusi, Le Baiser, 1916. Calcaire. Philadelphia Museum of Art. The Louise and Walter Arensberg Collection 1950. Photo : L’Agora des Arts.

 Brancusi, Autoportrait dans l’atelier, vers 1933 – 1934 (devant « Colonne sans fin » et à droite « Léda »), négatif gélatino-argentique sur plaque de verre, 15 x 10 cm, Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne © Succession Brancusi. Photo : L’Agora des Arts