Jean Hélion. La prose du monde

Jean Hélion (1904-1987) bénéficie enfin d’une grande rétrospective qui dévoile la cohérence et la richesse d’un parcours peu connu du public. Un œuvre à rebours, de l’abstraction géométrique jusqu’à une figuration assumée, dans une vivacité de couleurs et de formes libres racontant la vie urbaine moderne.

Considéré parmi les pionniers de l’abstraction dans la filiation de Torrès-Garcia et Piet Mondrian, Hélion revendique quant à lui : « une peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface » (Composition, 1930). Mais très vite ses lignes droites se gonflent, enflent, jusqu’à devenir courbes puis volumes (Équilibre, 1933). Bientôt émerge une prolifération de formes colorées suggérant des figures anthropomorphiques, dont la célèbre Figure tombée, en 1939. Un écroulement de l’abstraction. Hélion, comme troublé par la nostalgie du réel, prend ses distances avec le groupe Abstraction-Création et son œuvre évolue inexorablement vers la figuration. Une voie périlleuse car alors incomprise, vue comme un retour en arrière. Mondrian le traite même de « naturaliste ». Mais un choix assumé sur lequel, en théoricien de son art, Hélion reviendra à plusieurs reprises dans ses écrits. Une rupture aussi, après un voyage de deux mois et demi en Russie en 1931, avec l’idéal communiste qui s’est noyé dans le stalinisme.

Rentré en France après un séjour aux États-Unis, Hélion inaugure ses scènes de rue avec Au Cycliste (1939), une première toile figurative de grand format. Vont suivre des séries de scènes de la vie moderne urbaine avec de banals motifs mais dont la présence se fait monumentale sous son pinceau, comme les chapeaux omniprésents ou la baguette de pain surdimensionnée. Dans une dominante de bleus et de rouges, les formes sont en courbes, les silhouettes cernées de noir, les plis des tissus accentués.

Faire voir le réel

Après la guerre, durant laquelle il est mobilisé, Hélion retourne s’installer à New York. Il est exposé à la Galerie Paul Rosenberg et à la Galerie de Peggy Guggenheim, dont il a épousé la fille, Pegeen. Mais face à l’incompréhension de la critique et du public américain qui s’enthousiasment alors pour les peintres abstraits de l’école de New York (Sam Francis, de Kooning, Pollock, Rothko…), il rentre définitivement en France en 1946 pour y poursuivre plus librement ses compositions théâtralisées. Les hommes en costume s’y saluent en levant leur chapeau, fument dans la rue ou trônent en mannequins dans les vitrines (Grande mannequinerie, 1951). Les femmes sont plutôt représentées nues chez Hélion...Le monde du rêve et la réalité se croisent à la manière des surréalistes. Les motifs se multiplient : parapluie, allumette, pain, mannequin de vitrine, nu, citrouille éclatée, bœuf écorché, fleur… On tente de décrypter...De l’érotisme à la vanité, il n’y a qu’un pas. Chez Hélion, tous les thèmes sont reliés par le jeu de significations dissimulées. C’est le monde caché derrière les apparences. Si son atelier, dans lequel il se met en scène en 1953, est « l’âme du peintre », la rue est son oxygène, sa source d’inspiration.

La ville comme une scène de théâtre

En 1967, renonçant au projet utopique de représenter la rue en douze toiles, il entreprend un triptyque dans une dominante de bleu, utilisant pour la première fois l’acrylique. La partie centrale représente la vitrine de la rue du Dragon dans laque le peintre expose, un aveugle à la canne blanche se tient à côté d’un égoutier et d’un accordéoniste. Le volet de gauche est une sorte de café où se tiennent les témoins de la scène. Dans le volet de droite, on voit un couple d’amoureux qui s’embrasse, un jeune homme assis sur son vélosolex, une femme avec une baguette de pain et l’incontournable vitrine avec un mannequin masculin sans tête ; ironie, celle du marchand apparait au-dessus, comme coupée (Le Triptyque du Dragon, 1967). Une scène allégorique de près de dix mètres de long, méditation sur son existence que l’on retrouvera dans Le Jugement dernier des choses en 1978, une œuvre de synthèse, très colorée, conçue comme une immense vanité réunissant l’ensemble des thèmes et motifs de son œuvre.

Apparus dans les années 1960, les troubles oculaires d’Hélion s’aggravent au début des années 1980. Il n’en continue pas moins de peindre, « pour voir clair » dit-il, dans une paradoxale incandescence chromatique, jusqu’à la cécité complète en 1983.
L’œuvre de Jean Hélion a été rarement montrée depuis sa mort en 1987. La dernière rétrospective organisée par une institution date de 2004 au Centre Pompidou. Soixante années de création défilent dans cette exposition chronologique pour laquelle les deux commissaires de l’exposition, Sophie Krebs et Henry-Claude Cousseau, ont rassemblé plus de 150 œuvres, dont 103 peintures. Un parcours riche, pas toujours d’égal qualité, et qui n’exprime sans doute pas tout ce qu’est véritablement ce peintre dont l’abstraction constitua ce désir d’utopie sociale rêvée par Mondrian et par les constructivistes russes, avant de quitter l’idéal pour la vie réelle avec la figuration. « Plus on regarde et plus on lit Hélion, plus son œuvre semble immense », souligne Fabrice Hergott, directeur du Musée d’Art Moderne de Paris

Catherine Rigollet

Archives expo à Paris

Infos pratiques

Du 22 mars au 18 août 2024
Musée d’art moderne de Paris
11, avenue du Président Wilson 75116
Du mardi au dimanche, 10h-18h
Tarifs : 15€/13€
Gratuit pour les -18 ans
www.mam.paris.fr


Visuels :

 Jean Hélion, Équilibre, 1933. Huile sur toile. Hambourg, Hamburger Kunsthalle.

 Jean Hélion, Figure tombée, 1939. Huile sur toile, 126 x 164,3 cm. Centre Pompidou.

 Jean Hélion, Au cycliste, 1939. Huile sur toile, Centre Pompidou, Paris.

 Jean Hélion, Homme à la joue rouge, 1943. Huile sur toile, 65 x 49,5 cm. Collection particulière

 Jean Hélion, Les Salueurs, 1945. Gouache sur papier. Courtesy Galerie de la Présidence.

 Jean Hélion, Grande mannequinerie, 1951. Huile sur toile, 129,5 x 161,5 cm. Musée d’Art moderne, Paris.

 Jean Hélion, Triptyque du Dragon (détail), 1967. Acrylique sur toile. 277 x 865 cm. Rennes, Frac.

 Jean Hélion, Jugement dernier des choses, 1978-1979. Acrylique sur toile. Private collection, courtesy of The Mayor Gallery, London.

 Jean Hélion dans son atelier. Photographie dans le parcours de l’exposition Jean Hélion, La prose du monde. 2024. MaM-Paris.

Photos : L’Agora des Arts.


A noter :
La Galerie Alain Margaron (Rue du Perche, Paris) défend depuis 2016 l’œuvre de Jean Hélion encore trop mal comprise. Jusqu’au 8 juin 2024, elle présente : « La peinture enrichit nos vies ». Trente ans de galerie avec des œuvres de Hélion, Réquichot, Fred Deux, Laubiès, Bazaine, Dado, Godeg, Groborne, Hong InSook, Lunven, Macréau, Music. https://galerieamargaron.com