Sargent and Fashion

Le titre de l’exposition en précise bien le thème. Sur les cimaises sont accrochés une soixantaine de portraits de la société edwardienne à la mode et des artistes de l’époque, accompagnés de quelques robes et accessoires et de quelques rares peintures d’extérieur. Pas d’aquarelles, pas de visages au fusain, pas de sujets des nombreux voyages que John Singer Sargent (1856-1925), le portraitiste américain (il vécut surtout en Europe) le plus célèbre au tournant du 20e siècle, avait créé avec tout autant de succès.

“Je ne peins que ce que je vois”. Vraiment ? Sargent aimait se mêler de la façon dont robe, cape, et autre châle “tombaient” sur son modèle féminin, les relevant, les bordant, les attachant, les épinglant au grand dam de celle qui les portait. Il n’est que de comparer la véritable mise en scène de la cape que porte la pastelliste de talent et amie du peintre sur son portrait en pied (Lady Sassoon, 1907) avec sa cape d’opéra noire doublée de rose exposée non loin. Le noir était à la mode et Sargent, qui aimait le noir, pouvait peindre les femmes ainsi vêtues, rendant hommage à deux grands peintres, Velázquez et Frans Hals. Anecdote : en visite chez Monet, Sargent s’avoua incapable de peindre. Et pourquoi ? Monet n’avait pas de noir dans ses couleurs.

Si leurs vêtements et accessoires, mis en valeur par Sargent, trahissent le statut social de ses commanditaires – aristocratie et personnes d’influence - il n’empêche que l’artiste prend certaines libertés. Il peint le portrait de Madame X, 1883-1884, à la ville Virginie Amélie Gautreau, mondaine aux mœurs légères dont la vie privée suscite moins de scandale que le portrait qu’en fait Sargent : l’une des bretelles de sa robe (noire) largement décolletée tombe sur son bras ; dans une deuxième version, la bretelle, moins rebelle, reprend sa place sur l’épaule. Tout aussi non-conventionnel est le portrait d’un gynécologue de renom dans l’intimité de son domicile, en robe de chambre cramoisie et babouches orientales, plutôt que dans l’un de ses costumes taillés sur mesure (Dr. Pozzi at Home, 1881).

Peut-être est-ce l’air du temps qui nous permet d’imaginer que certains de ces portraits “floutent” les apparences masculines et féminines. La notion de genre commencerait-elle déjà à émerger à la fin du 19e siècle ? Vernon Lee, 1881 dépeint l’écrivaine Violet Paget qui, un demi-siècle après George Sand, masculinise son nom. Sur la toile, une femme, un peu hommasse, les cheveux courts et mal peignés mais l’œil vif derrière ses binocles cerclés de métal.
Quelques portraits d’enfants apportent un peu de légèreté sur les cimaises : Helen Sears, 1895 a six ans, et Sargent s’amuse à traduire les effets de lumière sur sa robe et sur les fleurs qu’elle caresse. La mère envoie au peintre une photo où la robe est beaucoup plus ornementée, et Sargent de rétorquer : “Comment un pauvre peintre peut-il se mesurer à une photo prise par une mère ?”

Tout au long de sa carrière, Sargent peint des portraits moins formels, en extérieur, parfois anonymes. Sa touche se fait plus ample, plus épaisse, captant les effets de lumière, les chatoiements, et les reflets, dans l’air mais aussi dans les tissus étalés qui restent toujours son sujet d’étude favori (The chess game, 1907). Dans l’un des derniers tableaux exposés, Nonchaloir, 1911, sa nièce, assoupie sur un canapé, attire moins l’attention que sa jupe largement étalée sous un châle de cachemire. Est-ce le même tissu, accessoire du peintre, que l’on retrouve dans d’autres portraits ? Quant au nom du tableau, on peut hésiter entre un subtil jeu de mots sur châle, ou sur l’exquis abandon du modèle sur son canapé.

Un défilé qui laisse le visiteur sous le charme de ces personnages gracieux qu’il imagine s’attablant dans des restaurants luxueux, dansant sur des parquets vernis, fréquentant champs de courses et théâtres...et que sait si bien partager ce peintre de pinceau aussi raffiné que les tenues de ses modèles. Si vous passez par Londres, n’hésitez pas !

Elisabeth Hopkins

Archives expo en Europe

Infos pratiques

Du 22 février au 7 juillet 2024
Tate Britain
Millbank, London SW1P 4RG
Ouvert tous les jours de 10h à 18h
Entrée : 22 £
www.tate.org.uk/visit/tate-britain


Visuels :

 John Singer Sargent Lady Agnew of Lochnaw (1864-1932), 1892 National Galleries of Scotland. Purchased with the aid of the Cowan Smith Bequest Fund 1925.

 John Singer Sargent Madame X (Madame Pierre Gautreau), 1883–1884 Lent by The Metropolitan Museum of Art, Arthur Hoppock Hearn Fund, 1916.

 John Singer Sargent, Carnation, Lily, Lily, Rose (1885–86). Huile sur toile, 174 x 153,7 cm. Tate Britain.

 John Singer Sargent, Dr Pozzi at home 1881. Huile sur toile, 201,6 x 102,2 cm. Musée Hammer, Los Angeles.

 John Singer Sargent, Nonchaloir (Repose), 1911. Huile sur toile, 63,8 x 76,2 cm. New York, National Gallery of Art. Gift of Curt H. Reisinger.