Le titre annonçait « 1874, inventer l’impressionnisme », on rêvait donc d’une entrée percutante avec Impression soleil levant de Claude Monet, ce choc visuel qui enflamma la critique lors de l’exposition du 15 avril 1874 dans les locaux du photographe Nadar, au 35 boulevard des Capucines. Un événement considéré comme le coup d’envoi des avant-gardes. Il nous faudra attendre la 4e salle pour le découvrir. Les commissaires ont opté pour un parcours sagement pédagogique, annonçant l’événement en introduction, revenant longuement en arrière sur ses prémices, avant d’y arriver enfin.
1874 : ENTRE TRADITION ET AVANT-GARDE
Après une courte introduction, quelques tableaux d’artistes présents dans la fameuse Première exposition des impressionnistes chez Nadar (Édouard Béliard, Pontoise. Vue depuis le quartier de l’écluse, vers 1872) et le catalogue de ladite expo avec le prix des œuvres, on chemine devant une sélection des œuvres exposées au Salon officiel qui ouvra le 1er mai 1874 au Palais de l’Industrie. Il y en avait 4000 dont 2000 peintures exposées bord à bord dans 24 salles. « Cela est long comme de Paris en Amérique. Il faut emporter des vivres, et l’on arrive brisé, ahuri, aveuglé. Des tableaux, toujours des tableaux... », ironisa le romancier et critique d’art Émile Zola. Si au Salon officiel, nombre de toiles sont académiques, certaines toutefois se radicalisent, rapprochant l’art de la vie, comme Le Chemin de fer de Manet, ou Degas montrant une blanchisseuse en plein travail. Car même parmi les « futurs impressionnistes », qui se sont inscrits à l’exposition de la Société anonyme chez Nadar, certains ont préféré ne pas déserter le salon officiel afin de doubler leur chance d’être vu et de vendre. En 1874, entre tradition et modernité, la ligne de partage est poreuse et au Salon officiel peuvent se côtoyer des scènes tragiques de la guerre de 1870 avec une toile écarlate de coquelicots de Charles François Daubigny déjà très impressionniste dans sa palette (Les Champs au mois de juin, 1874). D’ailleurs, depuis le milieu du XIXe siècle, au Salon comme sur le marché de l’art, le paysage s’affirme comme le « genre moderne », dans l’esprit du temps, car issu de l’école du plein air.
L’ÉCOLE DU PLEIN AIR
Quinze jours plus tôt, le 15 avril 1874, 31 artistes se sont réunis en toute indépendance dans les locaux parisiens du photographe Nadar, 35 boulevard des Capucines, pour exposer librement leurs œuvres (quelque 200 au total), sans l’aval d’un jury comme au Salon. Il y a de l’espace, sept ou huit salles sur deux niveaux, en pleine lumière, desservies par un ascenseur. Autre nouveauté, l’exposition est ouverte en nocturne, éclairée au gaz, pour attirer une clientèle plus large. Leurs œuvres (peintures et œuvres sur papier) sont d’une étonnante variété de sujets, de techniques et de styles. Et l’on se régale à les découvrir. Il y a là notamment : Morisot avec La Lecture, Boudin avec des études de ciels, Pissarro avec sa surprenante Gelée blanche, des sillons d’un labour devenus flous à notre regard sous l’effet du voile de glace, Guillaumin avec un Soleil couchant à Ivry sur fond de cheminées d’usines, mais aussi Renoir, Degas, Cézanne, Sisley, et bien sûr Monet avec Boulevard des Capucines, Coquelicots… et son fameux Impression soleil levant : un bassin du port de commerce du Havre plongé au petit matin dans la lumière orangée du soleil, vu depuis la chambre de l’hôtel où il séjournait le 13 novembre 1872, et traité avec une économie de moyens dans un style japonisant.
Impression, soleil levant a-t-il vraiment donné son nom à l’impressionnisme en 1874 ? s’interrogent les commissaires de l’exposition. Si le titre du tableau a en effet inspiré, avec d’autres paysages de Pissarro et Sisley, le mot « impressionniste » à Louis Leroy, journaliste du quotidien Charivari, ironisant sur cette nouvelle peinture, le mot n’est devenu célèbre qu’au début du XXe siècle. Il n’empêche, avec cette « impression », Monet a affirmé ainsi son désir de transcrire un effet fugitif de la lumière, une sensation subjective, plutôt que de décrire un lieu. Même si l’exposition est commercialement décevante, comme celle qui suivra en 1876, elle a attiré 3 500 visiteurs environ, et lors de la 3e exposition en 1877, financée par Caillebotte, tous ceux qui exposent se proclament officiellement « impressionnistes ». Émile Zola soulignera alors avec justesse : « En France, les écoles ne font leur chemin que lorsqu’on les a baptisées ».
Catherine Rigollet