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Chagall, Lissitzky, Malévitch : L’avant-garde russe à Vitebsk, 1918-1922

Comme on vient de le voir au musée Picasso avec Guernica, des commissaires d’exposition abandonnent le format monographique et offrent un nombre plus restreint d’œuvres d’un ou plusieurs peintres pour étayer une exploration contextuelle d’une époque, d’un mouvement, et mettre en scène la confrontation de plusieurs esthétiques. Et c’est passionnant ! C’est ainsi que le Centre Pompidou ouvre une fenêtre sur l’avant-garde russe, et son désir de “repenser le monde par l’art”.

Dès 1918, le gouvernement bolchévique fait de l’éducation des populations une priorité et confie aux artistes le soin de leur enseigner l’histoire et l’art. Marc Chagall, juif et citoyen russe à part entière depuis 1917, est revenu peindre son bonheur à Vitebsk, sa ville natale (Au-dessus de la ville, 1914-18 ; La promenade, 1917-18). Nommé commissaire aux beaux-arts, il organise les festivités pour l’anniversaire de la Révolution d’Octobre (au grand dam des habitants sidérés par des personnages volant ou des chevaux verts) puis fonde une académie ouverte à tous et à toutes les tendances auquel il projette d’adjoindre un musée d’art contemporain. Il fait venir pour enseigner El Lissitzky, qui invite à son tour Kazimir Malévitch. Cette ouverture que Chagall veut expérimentale, révolutionnaire et pluraliste lui vaudra en 1920 la désertion de ses étudiants séduits par cette “nouvelle forme d’harmonie”, à savoir le suprématisme de Malévitch, et son propre départ de l’école. Celle-ci devient pourtant une référence pour l’enseignement des arts, avec la création du collectif Ounovis qui tente d’appliquer un suprématisme utilitaire dans la vie quotidienne et sociale. Deux ans plus tard, la politique artistique changeant, Malévitch partira à son tour pour Petrograd avec ses étudiants. La parenthèse bouillonnante et utopique de Vitebsk se referme.

Le Centre Pompidou a réuni, dans une scénographie efficace et aérée, quelque 250 toiles, œuvres sur papier et documents qui illustrent ces années. D’abord, des œuvres des artistes de tous bords invités à enseigner à l’école, tels, entre autres, l’académique Iouri Pen qualifié de “pompier” par Chagall, ou David Iakerson qui évolue rapidement de la sculpture au dessin suprématiste (Composition suprématiste, 1920), ou encore Ivan Pouni (connu en France comme Jean Pougny) qui peint des architectures simplifiées et cubistes (Vitebsk, petite maison, 1919). Puis El Lissitzky, enseignant versatile, qui conçoit ses “prouns” (projets pour l’affirmation du nouveau en art), abstractions à l’huile que leur auteur voit comme “une station d’aiguillage entre peinture et architecture”. Une salle de l’exposition est dédiée au musée d’art contemporain rêvé par Chagall, qui ne verra jamais le jour. Les œuvres, rassemblées par lui, furent exposées sur les murs de l’école, puis disséminées à partir de 1922 (Les lutteurs, 1909-10 de Natalia Gontcharova ou Vénus, 1912 de Mikhaïl Larionov).

Chagall est bien présent sur les cimaises avec une quarantaine de peintures, gouaches et crayons ; son esthétique personnelle, déjà marquée par le cubisme, offre toutefois certaines similarités avec le suprématisme qu’il combat pourtant (Au-dessus de Vitebsk, 1915-1920). Mais ce sont ses tableaux d’avant l’aventure de l’école qui sont les plus individualistes, métaphoriques et poétiques (Le peintre à la lune, 1916-17). Malévitch, qui a consacré son passage à Vitebsk à ses écrits, tout en animant Ounovis, conçoit, après son départ, les Architectones (reconstitués pour l’exposition) qui occupent la dernière salle. Assemblages de dizaines de formes géométriques simples, ces projets architecturaux se veulent non-utilitaires, et “libres de toute idéologie économique, pratique et religieuse”.

Une exposition d’autant plus passionnante que l’on sait que quelques années plus tard, les thèmes réalistes l’emporteront sur les courants de l’avant-garde, déclarés ensuite inacceptables sous le régime de Staline.

Elisabeth Hopkins

 Catalogue sous la direction Angela Lampe. 24,5 cm x 24,5 cm, 288 pages, 250 illust. couleur. 44,90€.

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 28 mars au 16 juillet 2018
Centre Pompidou - 75004
Ouvert tous les jours, sauf le mardi
De 11h à 21h
Entrée : 14€
www.centrepompidou.fr

 

Visuels : Marc Chagall, Au-dessus de la ville, 1914 – 1918. Huile sur toile, 139 × 197 cm. Galerie nationale Trétiakov, Moscou © Adagp, Paris 2018.
Kazimir Malévitch, Architectone : Gota, 1923. Reconstruction : Poul Pedersen, 1978. Assemblage de 187 éléments originaux et de 56 éléments reconstitués.
Plâtre, 85,2 × 48 × 58 cm. Collection Centre Pompidou, musée national d’art moderne
Photo : J. Faujour/Dist.RMN-GP.
El Lissitzky, Frappe les Blancs avec le coin rouge, 1919 – 1920. Offset sur papier
© Collection Van Abbemuseum, Eindhoen, Pays-Bas Photo : © Peter Cox, Eindhoven, Pays-Bas.