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Delacroix (1798-1863)

Le « continent caché » de Delacroix

Il faut oublier Delacroix, oublier ce que l’on croit connaître de cette « star » du XIXe siècle, oublier ses toiles devenues des emblèmes de la peinture française, à commencer par La Liberté guidant le peuple, mais aussi « Dante et Virgile aux Enfers », « Bataille de Nancy », « Scènes des massacres de Scio » ou encore « La Grèce sur les ruines de Missolonghi »…Pourtant, ces œuvres célèbres sont bien présentes dans l’exposition rétrospective du Louvre - la première d’une telle ampleur depuis celle du centenaire de la mort du peintre en 1963 - dès la seconde salle même, juxtaposées de telle façon que l’accrochage rappelle celui des Salons d’autrefois. Quelques pas plus loin, après un cabinet de gravures où l’on remarque les illustrations méconnues du Faust de Goethe, s’offrent à notre regard les autres « icônes » que sont la Jeune Orpheline au cimetière ou La Mort de Sardanapale dans sa version de 1844-1846, la version la plus connue de 1827 ne quittant pas la salle Mollien (*).

Cette accumulation, dès le début du parcours, de toiles célèbres semble indiquer au visiteur qu’il lui faut vite passer à la suite, qu’il lui reste à découvrir le « continent caché » de Delacroix, en tout cas les autres facettes du peintre des « grandes machines ». Donc oublier le Delacroix de l’histoire de l’art convenue, le « génie national », pour se doter d’un œil neuf et apprécier, le long de cette rétrospective de 180 œuvres provenant des plus grands musées français et étrangers, une succession de climats et de chocs visuels dans presque tous les genres picturaux possibles.

D’ailleurs, en à peine dix ans de cette première période prolifique (1822-1831), Delacroix a déjà connu le succès et la gloire, essuyé critiques et controverses. Baudelaire, qui a tant et si bien écrit sur Delacroix, nous le donne à voir : « Delacroix était passionnément amoureux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion de la manière la plus visible. (…) Une passion immense, doublée d’une volonté formidable, tel était l’homme. » (L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, septembre-novembre 1863, dans « l’Opinion Nationale »). L’artiste de 35 ans peut renouveler son inspiration. Ce sera son voyage de six mois au Maroc en 1832 d’où il rapportera Femmes d’Alger dans leur appartement mais aussi quantité de croquis, de motifs et de souvenirs dans lesquels il piocha toute sa vie pour en faire œuvre. C’est aussi l’époque où Delacroix accepte d’importantes commandes de peintures murales pour des monuments parisiens (palais du Luxembourg, Palais-Bourbon, Hôtel de Ville…).

Certes le parcours de l’exposition est banalement chronologique mais il mêle habilement toiles, œuvres graphiques, notes et croquis, extraits de la correspondance, des carnets et de l’abondant journal (2520 pages seulement publiées en intégralité en 2009 ) que Delacroix tint entre 1822 et 1824 puis entre 1847 et 1863. Et surtout, il distribue au fil des salles certaines œuvres moins connues, la suggestive aquarelle Lit défait, les deux toiles envoutantes d’ Aspasie la mauresque, l’érotique Femme nue au perroquet, la drôle Nature morte au homard, l’impressionnant et touchant Jeune tigre jouant avec sa mère…Parce que Delacroix eut aussi sa période « tourbillon décoratif » faite de fauves et de fleurs, explosion de couleurs et de formes. Baudelaire encore : « Je n’ai jamais vu de palette aussi minutieusement et aussi délicatement préparée que celle de Delacroix. Cela ressemblait à un bouquet de fleurs savamment assorties. » Dans le même temps des fleurs éclatantes, Delacroix se fait peintre religieux, s’inspirant de ses aînés Rubens ou Rembrandt, plus sombre, plus dramatique, explorant le martyr du Christ (Le Christ sur la croix ou Le Calvaire). Dans son imagination intarissable, il fait appel aux textes de Byron ou de Shakespeare (Desdémone maudite par son père), aux romans de chevalerie, pour y puiser d’autres thèmes. Baudelaire écrit : « L’imagination de Delacroix ! Celle-là n’a jamais craint d’escalader les hauteurs difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre, comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète ! » Alors qu’une rétrospective personnelle lui est consacrée dès 1855, Delacroix s’intéresse au genre du paysage en pleine renaissance au point d’en faire un des thèmes majeurs jusqu’à la fin de sa vie. Les œuvres sur ce thème, pastels, aquarelles, albums de croquis, toiles, présentées dans la dernière salle de l’exposition (La Mer à Dieppe, Falaises à Étretat) ne sont pas les plus connues. Mais elles montrent la volonté des deux commissaires, Sébastien Allard et Côme Fabre, de donner une vision globale de l’artiste dans toute sa complexité. Une exposition essentielle.

Jean-Michel Masqué

À lire : Delacroix, Peindre contre l’oubli. Stéphane Guégan. Flammarion, 264 pages. 210 x 297 cm. 165 ill. 35€. Un ouvrage publié à l’occasion de l’exposition et qui rend compte de la vie et de la carrière de celui qui fut « la flamme du romantisme français ».

(*) En raison de leur taille, La Mort de Sardanapale et La Prise de Constantinople par les Croisés, les deux plus grandes toiles de Delacroix conservées au Louvre, ne peuvent être déplacées dans l’espace du hall Napoléon et demeurent dans la salle Mollien (aile Denon, 1er étage), où elles sont présentées de façon permanente.
Ces deux tableaux ont été rejoints pendant toute la durée de l’exposition par Le Christ au jardin des Oliviers, exceptionnellement prêté par la Ville de Paris (il est habituellement dans le transept de l’église Saint-Paul-Saint-Louis, 4e arrondissement) après une restauration de plusieurs mois. Une occasion unique de découvrir côte à côte la première commande religieuse reçue par le jeune Delacroix en 1824 et La Mort de Sardanapale, ces œuvres ayant été toutes deux présentées lors du Salon de 1827-1828.
Le palais du Louvre conserve aussi dans ses murs l’un des plus beaux décors réalisés par Delacroix, Apollon vainqueur du serpent Python, qui occupe le compartiment central du plafond de la galerie d’Apollon (aile Denon, 1er étage), conçue dans les années 1660 par Charles Le Brun. Par ailleurs, si la majorité de la collection des tableaux de Delacroix conservés au Louvre, la plus importante au monde, est exposée dans la rétrospective du hall Napoléon, certaines œuvres demeurent dans le parcours des collections permanentes au deuxième étage de l’aile Sully, notamment la Bataille de Poitiers, le Portrait de Chopin et l’une des versions ultérieures de Médée furieuse.
Le billet unique du musée permet aux visiteurs de découvrir ces chefs-d’œuvre dans un parcours complémentaire de celui de l’exposition du hall Napoléon.

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 29 mars au 23 juillet 2018
Musée du Louvre
Hall Napoléon
De 9h à 18h, sauf le mardi.
Nocturne mercredi et vendredi jusqu’à 22h
Tarif unique : 15€ (exposition et collections permanentes)
Réservation recommandée sur www.ticketlouvre.fr
www.louvre.fr

 

Visuels : Eugène Delacroix, Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple. 1830. Salon de 1831. Huile sur toile. 260 x 325 cm. Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.
Eugène Delacroix, Femme nue au perroquet. Entre 1826 et 1829. Huile sur toile. 24.5 x 32.5 cm. Lyon, Musée des Beaux-Arts © Lyon MBA / Photo Alain Basset.
Eugène Delacroix, Jeune orpheline au cimetière. 1824. Salon de
1824. Huile sur toile. 65.5 x 54.3 cm. Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau.
Eugène Delacroix, La Mer vue des hauteurs de Dieppe, dit aussi La Mer à Dieppe. Vers 1852. Huile sur bois.
35 x 51 cm. Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Philippe Fuzeau.