Ostende et ses peintres : Ensor, Spilliaert et Permeke

Ensor, Spilliaert : les deux plus grands artistes qu’ait vu naître Ostende ont enfin droit, dans le musée de la ville, le Mu-ZEE, à un traitement particulier. Ils sont réunis dans une aile qui leur est réservée, depuis fin avril 2016, au rez-de-chaussée de l’établissement. Il met le visiteur de plain-pied avec leur œuvre et souligne aussi bien la place qu’occupe Ostende dans leur œuvre que ce que leur œuvre apporte à la gloire d’Ostende.

James Ensor et Léon Spilliaert furent contemporains. L’aîné, Ensor, vit le jour en 1860. Spilliaert était son cadet de vingt ans, mais il mourut trois ans avant lui, en 1946. Ils furent rivaux, et ce qui les rapprocha, plus qu’une amitié, que des caractères trop dissemblables rendaient impossible, ce fut une profonde estime mutuelle.
Ce qu’ils ont en commun : Ostende, cette ville si particulière, port de pêche, puis station de villégiature à la mode, avec la forte présence de la mer et ses lumières exceptionnelles. À l’un et l’autre, Ostende a donné sa lumière. Chacun l’a intégrée à sa manière, cherchant à en transcrire les subtilités.
Mais ce qu’on retient d’Ensor, ce qui lui a donné sa célébrité, c’est moins son traitement de la lumière que ses figures grotesques et ses masques, qui font de lui un précurseur et un compagnon de l’expressionnisme. Il y vient tôt : son œuvre majeure, L’entrée du Christ à Bruxelles (que la Belgique a hélas laissé partir aux États-Unis il y a trente ans), véritable manifeste de ce style, a été peinte alors qu’il n’avait pas trente ans. À défaut de l’original, le Mu-ZEE présente une tapisserie réalisée en 2010 à partir d’un carton de 1929 auquel Ensor lui-même aurait participé. De quoi se faire une petite idée…

On peut voir par ailleurs une reproduction du tableau à l’emplacement exact où l’artiste lui-même l’avait accroché, le salon de la maison où il vécut de 1917 à sa mort en 1949, et devenue musée. De cette maison, qui abrita le magasin de souvenirs de sa tante, et de la boutique de ses parents, qui vendait le même type d’objets, on dit qu’elles expliquent une part du peintre. Ces boutiques étaient pleines d’objets étranges, coquillages, jouets, animaux empaillés, etc. En réalité, Ensor, en grand artiste, se nourrit de tout : de ce qu’il aime, masques de carnaval, caricatures de Daumier, comme de ce qu’il n’aime pas, l’impressionnisme, l’injustice, le peu de considération qu’on a pour son travail…La salle qui lui est consacrée au musée d’Ostende donne un aperçu de sa personnalité : gendarmes, juges y sont vilipendés, un Christ qui lui ressemble apaise les tempêtes avant d’être reçu en triomphe…

Tout autre est Spilliaert. Famille de boutiquiers aussi, mais d’une autre nature. Le père de Léon est parfumeur, et fournit la famille royale. Il crée ses parfums, dessine la forme des flacons et les étiquettes. Le jeune Léon l’y aide, poussé par le goût du dessin qui se manifeste très tôt chez lui.
Comme pour Ensor, la lumière compte pour Spilliaert. Mais la sienne, c’est celle de la nuit, le domaine que lui ouvrent ses insomnies. Il peint la nuit d’Ostende, éclairée par la lune ou les réverbères. Reflet d’un caractère sombre, celui qu’on prête à l’artiste ? On est frappé, pourtant, par sa recherche formelle. Du paysage ostendais, il traque les lignes de fuite. La tâche lui est facilitée par les étendues maritimes, par les arcades des très longues Galeries royales et à cause desquelles on a pu, sans doute à tort, le rapprocher de Chirico. S’il fallait aller chercher des cousinages, ce serait plutôt du côté d’Edvard Munch, dans les lignes ondulantes, les couleurs et les visages hagards. Il y a bien de l’expressionnisme chez Spilliaert. On le voit notamment dans ce terrible autoportrait au miroir du musée d’Ostende, à l’œil démesuré, à la bouche ouverte par on ne sait quelle inquiétude. Des nombreux autoportraits de l’artiste, celui-ci est l’un des plus intenses. Le musée montre aussi l’un des tableaux les plus célèbres de l’artiste, Vertigo.

Franchement expressionniste est le troisième homme de l’heureuse trilogie que connut Ostende entre la fin du 19è siècle et la moitié du 20e, Constant Permeke. Né en 1886 à Anvers, établi à Ostende à six ans, il était le fils d’un artiste qui fut aussi responsable du musée des beaux-arts de la ville, où il fit entrer des œuvres d’Ensor. De Constant Permeke, le Mu-ZEE montre quelques œuvres, qui ne sont pas parmi les plus significatives. C’est que lui, il faut aller le voir dans sa maison, située à Jabbeke, à une quinzaine de kilomètres d’Ostende, devenue musée et gérée par le Mu-ZEE. Cette maison, c’est celle qu’il fit construire pour lui en 1930, où il installa deux ateliers, un pour la peinture et l’autre pour la sculpture, dans laquelle il commençait de s’engager. À la différence de la maison d’Ensor à Ostende, ici ce sont des œuvres réelles de Permeke qu’on voit, parmi les plus représentatives. Son univers de peintre est peuplé par sa famille, des paysans, des pêcheurs, dans des tons souvent sombres, avec quelques moments de couleur. Des peintures solides, charpentées, qui rappellent souvent la stature forte de l’artiste lui-même. On voit aussi dans la maison-musée quelques pièces d’art africain que Permeke avait auprès de lui, et qui soulignent une influence incontestable sur l’architecture qu’il donne aux visages qu’il peint. Dans le jardin est installée l’une de ses plus belles sculptures, Niobé, inspirée du mythe grec. L’atelier de sculptures de la maison Permeke est devenu un lieu d’exposition d’art contemporain.

Philippe Pujas (reportage 2016)

Archives expo en Europe

Infos pratiques

 Mu-ZEE
Romestraat 11 - 8400 Oostende
https://www.muzee.be/fr


 Musée James Ensor
Vlaanderenstraat 29 - 8400 Oostende
https://www.ensorstad.be


 Permekemuseum
Gistelsteenweg 341
8490 Jabbeke
Réouverture en 2025


Visuels :
 Vues des salles du Mu-Zee : James Ensor (1860-1949), L’entrée du Christ à Bruxelles. Tapisserie réalisée en 2010 à partir d’un carton de 1929 auquel Ensor lui-même aurait participé.
 Léon Spilliaert (1881-1946), Vertigo, 1908. Photo : P. Pujas
 Constant Permeke (1886-1952), Niobé, 1951, sculpture, ciment. Dans le jardin de la maison Permeke, actuellement fermée pour travaux. Réouverture 2025.
Photos Philippe Pujas 2016.


 L’entrée du Christ à Bruxelles, détail de la reproduction du tableau de Ensor, exposée dans sa maison-musée aujourd’hui, là où il avait accroché l’original. Photo L’Agora des Arts, juin 2023.
 Vue du salon, maison Ensor. Photo L’Agora des Arts, juin 2023.
 James Ensor, Le Christ apaisant la tempête, 1891. Huile sur toile. Muzee. Acquis par la Ville d’Ostende en 1975. Photo L’Agora des Arts, juin 2023.