Sans doute une des expositions les plus attendues de cet automne, « Marcel Duchamp, La peinture même » n’en propose pas moins une vision décalée de cet artiste parangon de l’art moderne, adulé ou vilipendé, tellement récupéré dans toutes les sphères de l’art et de la pensée dominants que son œuvre et sa démarche se sont trouvées noyées sous un torrent de commentaires, de postures et d’idées fausses. Le parti pris de l’exposition, son originalité sûrement, est de s’attacher à l’œuvre peint de Marcel Duchamp (1887-1968), sans doute moins connue que ses célèbres readymades. Il faut dire que l’essentiel de son œuvre picturale est conservée aux États-Unis, notamment au Philadelphia Museum of Art, ou dans des collections privées.
Pourtant, on n’échappe pas, dès l’antichambre de l’exposition, à une représentation de la fameuse Joconde L.H.O.O.Q et à une photo de Stieglitz de la Fontainepissotière. Comme une entrée en matière marquant le paradoxe d’une œuvre qui ne se laisse pas réduire à ses coups d’éclat et à ses provocations, aussi significatifs qu’ils soient. Entre 1907 et 1923, de ses caricatures et premiers nus à son chef d’œuvre inachevé La Mariée mise à nu par ses célibataires même dit aussi le Grand Verre, Duchamp est d’abord peintre mais aussi une sorte de chercheur d’art. Au fil des huit salles, cheminement chronologique d’une grande fluidité, et de la centaine d’œuvres réunies pour la première fois, on découvre en prenant son temps la formation, et la transformation, d’un artiste qui expérimente et cherche l’originalité de son expression, se frottant aux esthétiques mais aussi aux avancées poétiques ou scientifiques de cette époque foisonnante.
Un artiste en quête de sa vérité : « Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où ne dominent ni le temps ni l’espace. » À travers les rapprochements avec les œuvres d’autres artistes (de Cranach à Kandinsky), les références, les influences et les détournements, ses propres citations et notes autographes, à la fois préparatoires et exégétiques, on arrive à mieux comprendre la richesse et la complexité du projet de Duchamp, l’ampleur de sa contribution à la naissance d’un art contemporain. Même si cela ne le soucie guère, lui qui se décale, se détache et se libère. Et souvent, en contrepoint d’une construction savante (voir Étant donnés..., cette œuvre dévoilée après sa mort et sur laquelle il travailla durant vingt ans), tout esprit (« Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture […] Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit », disait-il), Duchamp utilise le langage comme une arme d’humour, de mise à distance poétique. Et oui, Marcel s’amuse aussi !
Jean-Michel Masqué
Visuel page expo : Marcel Duchamp, Nu aux bas noirs, 1910, huile sur toile, 116 x 89 cm. Collection Vicky et Marcos Micha, Mexico City © photo : Francisco Kochen © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2014.
Visuel page d’accueil : Marcel Duchamp L.H.O.O.Q, 1919, readymade rectifié. Collection particulière © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2014