Que voit-on sur La récompense du devin (1913) ? Une statue de femme lascivement allongée dans l’ombre d’un bâtiment dont seule émerge la clarté d’une horloge, une haute et fine arcade éclairée par une étrange lumière et à l’horizon deux palmiers et un train fuyant vers un mystérieux lointain…Au-delà de leur apparence, que disent ces objets et leur association incongrue sur cette toile-rébus au titre ésotérique ? Si l’énigme est difficile à déchiffrer, quelles émotions suscite-t-elle : curiosité, nostalgie, solitude, désir, ironie, séduction ? Giorgio De Chirico (1888-1978) pose à travers ses tableaux la question du visible, influencé par les métaphores nietzschéenne (féminin/masculin, dionysiaque/apollinien) et les Illuminations de Rimbaud. Il y ajoute des évocations de son panthéon personnel comme la figure du père ingénieur ferroviaire symbolisée par les trains surgissant régulièrement dans ses compositions constituées d’objets inanimés dépourvus de tout lien logique entre eux.
Né en Grèce, formé dans le creuset de la culture classique puis du romantisme allemand tardif, c’est cependant à Paris, à l’automne 1911, que Chirico fait sa propre révolution plastique au contact des révolutions picturales modernistes. Des recherches qu’il va poursuivre à Ferrare entre 1915 et 1918. Mais l’absurdité de la guerre et son confinement à l’hôpital pour troubles nerveux poussent Chirico à peindre désormais des espaces intérieurs clos, des volumes tronqués, des multiplications de plans dans lesquels apparaissent des objets nouveaux, mais toujours aussi incongrus : mannequins mutilés, prothèses, cartes géographiques, cadres en bois dans lesquels sont peints des paysages et biscuits typiques de Ferrare…Un tournant dans son art cérébral et onirique. Si l’on y perçoit l’influence déterminante des constructions et assemblages en carton de Picasso, on y lit aussi l’angoisse de la guerre. Elle s’apaisera dans sa toile aux deux poissons -symbole de la résurrection chez les premiers chrétiens- réalisée à l’issue de la Grande Guerre, témoignant d’un nouvel espoir.
Dix ans après la grande rétrospective que lui a consacrée le Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2009 (https://www.lagoradesarts.fr/-Giorgio-de-Chirico-La-fabrique-des-reves-.html), l’exposition Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique se concentre sur les quelques années (1908-1918) durant lesquelles Chirico met en place ce vocabulaire plastique singulier qui va le faire remarquer par certaines personnalités artistiques de son temps. À commencer par Guillaume Apollinaire, le premier à qualifier sa peinture de « métaphysique », avant d’être adoubé par Breton et les surréalistes, d’être soutenu et exposé par le jeune galeriste Paul Guillaume et de marquer toute une génération d’artistes : Man Ray, Magritte, Tanguy, Dali, Ernst, Morandini, etc.
Déroutant Chirico qui acheva sa vie artistique en plagiant –avec moins de fulgurance- ses œuvres « métaphysiques » des années 1910, après avoir viré au classicisme entre-temps. Un retour à l’ordre qui fit hurler les surréalistes. De Chirico n’en aura cure, qui qualifiera beaucoup plus tard le surréalisme de mouvement « sans aucune valeur ». Breton quant à lui reconnaîtra, en 1941, que dans le domaine plastique trois artistes ont influencé sa pensée : Picasso, Duchamp et Chirico.
Catherine Rigollet
Visuels : Giorgio de Chirico, La Récompense du devin, juin-juillet 1913. Huile sur toile, 135,- x 180 cm. Philadelphia Museum of Art. The Louise and Walter Arensberg Collection, 1950.
Giorgio de Chirico, Les Poissons sacrés, décembre 1918-janvier 1919. Huile sur toile, 75,3 x 62 cm. Etro collection.